VOGUE France

UN SPHINX NOMMÉ BETTY

- Par Nelly Kaprièlian

À part dans la sphère d’Yves Saint Laurent, muse légendaire mais surtout amie intime, Betty Catroux vient de faire don de ses trésors Saint Laurent à la fondation, ce qui donne lieu à une exposition curatée par Anthony Vaccarello. Rencontre chez elle avec une femme qui n’aime pas le passé.

À part dans la sphère d’Yves Saint Laurent, muse légendaire mais surtout amie intime, Betty Catroux vient de faire don de ses trésors Saint Laurent à la fondation, ce qui donne lieu à une exposition curatée par Anthony Vaccarello. Rencontre chez elle avec une femme qui n’aime pas le passé.

ne fin d’après-midi, près du musée d’Orsay, Betty Catroux nous ouvre la porte de son appartemen­t empli d’oeuvres d’art et de statues africaines XXL. Elle est fidèle à sa légende : ultra-longue, ultra-mince, intemporel­le donc terribleme­nt moderne, cheveux platine et toute en noir minimalist­e. En revanche, ce qu’on n’avait pas prévu, c’est à quel point elle est chaleureus­e, drôle, gaie, adorable. Elle nous embrasse d’emblée, puis désigne d’un geste deux fauteuils autour d’une table où «le vin blanc nous attend déjà dans son seau. Mais vous préférez du rouge? J’ai du vin de toutes les couleurs». Il y a une poésie chez Betty Catroux, un sens de la formule, comme on s’en apercevra vite au cours de la conversati­on, une spontanéit­é, un naturel qui, alliés à une générosité envers son interlocut­eur, la rendent irrésistib­le. Et puis elle a le regard amusé d’Yves Saint Laurent, son sourire, son menton.

Pas étonnant qu’il ait vue en elle sa jumelle, qu’il ait été attiré par elle dès leur rencontre une nuit chez Régine, qu’il ait adoré sa liberté de ton quand elle a refusé de défiler pour lui, alors que toutes se seraient damnées pour le faire. Pas étonnant qu’ils ne se soient plus quittés, lui qui lui disait qu’il dessinait toujours en pensant à elle. «Il me donnait tout ce que je voulais. Jamais je n’ai fait une commande spéciale. Je choisissai­s et il me faisait livrer le lendemain du défilé ce que les mannequins avaient porté. Il faut toujours prendre les prototypes, ça a pris une forme humaine. Plus un vêtement a été tripoté, chauffé, porté, plus c’est humain. C’est ce que j’ai appris chez Chanel (elle y a travaillé deux ans, ndlr)», se souvient Betty Catroux. Elle choisissai­t un maximum de costumes d’homme, de smokings. Les robes longues, c’était seulement «pour lui faire plaisir quand il voulait que je l’accompagne à des bals, où il adorait aller, parce qu’il aimait le passé. C’était un nostalgiqu­e. Contrairem­ent à moi.»

’est justement parce qu’elle déteste le passé, les souvenirs, même heureux, qu’elle vient de faire don de sa magnifique collection de vêtements Saint Laurent à la fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent, ce qui va donner lieu à une exposition en mars. «Mon mari [François Catroux], qui est architecte et décorateur, m’avait construit un petit musée, en bas de chez nous, pour toute ma garde-robe. Mais voir tous ces vêtements que je ne portais plus depuis vingt ans me donnait le cafard. Cela ne me viendrait pas à l’idée de mettre les vêtements que je portais il y a si longtemps. Je n’aime que le présent.» Elle aurait pu les vendre, comme certaines, mais elle en a fait don parce qu’«ils m’ont tout donné, ils ont été si élégants avec moi, alors c’est la moindre des choses de leur rendre. Et puis je suis une femme entretenue, j’ai la chance de ne pas vivre dans le besoin». Elle n’a gardé que quelques pièces : un jumpsuit «impossible à mettre. Si on boit beaucoup, ça devient une affaire d’État !», un petit spencer noir, qu’elle pourra mettre avec un jean, ou quelques pièces rares et fabuleuses, comme un twin-set brodé d’or par Lesage qui pèse trop lourd pour être porté et «vaut le prix d’une maison», un pull brodé de jais et un costume masculin à quatre boutons.

L’exposition, curatée par Anthony Vaccarello, qu’elle adore – Catroux a toujours mis un point d’honneur à poursuivre la tradition Saint Laurent avec les successeur­s du couturier, y compris Tom Ford qui lui dédia toute une collection en 2002, pour ne pas que celle-ci s’éteigne –, sera autant «Betty» que «Saint Laurent»: exit les robes, place aux costumes et smokings. Son style androgyne s’est de plus en plus affirmé au fil des décennies: des costumes de femme masculins d’Yves aux costumes d’homme d’Hedi Slimane. L’anatomie du style Catroux, elle l’évacue en une phrase: «Je suis la première trans de la haute couture.» Elle sourit, elle-même amusée de sa formule venue sans qu’elle s’y attende. Elle adore les mannequins trans aujourd’hui, parce que «j’ai toujours pensé que l’être parfait était femme et homme à la fois». Elle montre ce qu’elle porte aujourd’hui : pull ras du cou noir, jean noir, chaussures d’homme, lunettes noires : «J’ai toujours été comme ça, sauf qu’à 14 ans je trouvais ça chez Monoprix, puis ça a été couture. Je suis née en n’aimant pas manger, en n’aimant pas les gens, en ayant mauvaise mine et rien n’a changé. Le noir, je l’aime car c’est comme un écrin, surtout quand on est blonde.»

Quand on lui fait remarquer que tous les très proches de Saint Laurent – Pierre Bergé, Loulou de la Falaise, récemment AnneMarie Munoz – sont morts, qu’elle est la dernière à être encore en vie, elle dit juste que c’est triste, qu’elle préfère ne pas y penser. Toujours cette façon de ne pas regarder en arrière, même les choses heureuses, les soirées au Sept où elle voyait Francis Bacon ivre-mort dormir sur une table. Elle a aimé les films faits sur Saint Laurent, «mais ça ne se passait pas comme ça. Ça se passait comme un conte de fées décadent». Elle s’arrête là, un peu lassée, car elle a «raconté tout ça des milliers de fois. Ce que je n’ai jamais dit en interview, c’est que j’ai eu une vie privée très heureuse.

Je vis avec un homme que j’adore et qui m’adore». Betty Catroux est solaire. De toutes les muses du couturier, elle est sans doute la seule à avoir eu un statut à part, dînant régulièrem­ent en tête à tête avec lui, devenant sa plus proche amie. «Au début, on était toute une bande, mais très vite on a compris qu’on était mieux à deux. Ce qui était joli dans notre relation, c’est qu’on ne parlait jamais de vêtements. D’ailleurs, la mode, je m’en fous.

On se parlait de nos états d’âme sans arrêt. On était infernaux. On disait du mal des gens. On entrait dans un restaurant et il dézinguait tout le monde. Dans un dîner chez des gens, c’était encore pire. Il n’aimait pas les gens. Il n’a aimé que Pierre Bergé et moi.» Deux enfants terribles, deux silhouette­s dégingandé­es, blondes, en cuir noir, qui aimaient «le louche». La drogue, certes… Et puis quoi? Quand on mentionne qu’à travers toutes ses interviews, elle n’a jamais développé, ce qui laisse planer une aura de mystère sur toute la mythologie Saint Laurent, elle nous gratifie d’un grand sourire, comme heureuse que quelqu’un ait enfin remarqué qu’elle ne dira jamais tout. «Bien sûr que je garde beaucoup de choses pour moi. Le mystère et la séduction, c’était ça l’école Saint Laurent. Le contraire de ce qu’on vit maintenant, où chacun se dévoile, raconte tout. Nous, tout ce qui nous excitait, c’était de nous cacher. Et de séduire, séduire, séduire. Que tout le monde soit fou de nous. Et d’ailleurs, on a réussi.»

«Betty Catroux, Yves Saint Laurent», exposition à la Fondation Pierre BergéYves Saint Laurent, 5, avenue Marceau, Paris 16e, du 3 mars à juillet 2020.

Yves, «Avec on ne parlait jamais de vêtements. On se parlait de nos états d’âme. On était infernaux. On disait du mal des gens... Il n’aimait pas les gens. Il n’a aimé que Pierre Bergé et moi.»

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 ??  ?? Ci-dessus, Betty Catroux et Yves Saint Laurent dans les années 80. Ci-contre, par Jeanloup Sieff, Vogue 1969.
Ci-dessus, Betty Catroux et Yves Saint Laurent dans les années 80. Ci-contre, par Jeanloup Sieff, Vogue 1969.
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 ??  ?? Avec Loulou de la Falaise et Yves Saint Laurent à l’ouverture de la boutique Rive Gauche de Londres en 1969. En haut, par Jeanloup Sieff, Vogue 1969.
Avec Loulou de la Falaise et Yves Saint Laurent à l’ouverture de la boutique Rive Gauche de Londres en 1969. En haut, par Jeanloup Sieff, Vogue 1969.

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