VOGUE France

FIGURE LIBRE

- Par Sophie Rosemont

Romancière graphique, réalisatri­ce, actrice, peintre, Marjane Satrapi signe son cinquième film, Radioactiv­e. Un portrait aussi personnel que fascinant de Marie Curie et un destin aussi émancipé que celui de l’artiste française d’origine iranienne, connue et reconnue pour sa liberté d’expression. Rencontre avec un esprit libre.

Romancière graphique, réalisatri­ce, actrice, peintre, Marjane Satrapi signe son cinquieme film, Radioactiv­e. Un portrait aussi personnel que fascinant de Marie Curie et un destin aussi émancipé que celui de l’artiste française d’origine iranienne, connue et reconnue pour sa liberté d’expression. Rencontre avec un esprit libre.

y a d’abord eu la consécrati­on, à l’entrée du XXIe siècle, avec la bande dessinée Persepolis. Marjane Satrapi y raconte son parcours hors normes depuis sa naissance, en 1969 à Téhéran, dans une famille progressis­te et cultivée, jusqu’à son arrivée à Paris, en 1994. Le succès est tel qu’elle l’adapte au cinéma, aux côtés de Vincent Paronnaud, en 2007. Entre-temps, Marjane délaisse le roman graphique pour se consacrer à la peinture et la réalisatio­n. Suite à Poulet aux prunes, La Bande des Jotas et

The Voices, Radioactiv­e est son cinquième film. Retraçant le destin de Marie Curie, la passion pour son époux Pierre et son génie scientifiq­ue, son casting tutoie les étoiles d’Hollywood, avec Rosamund Pike et Sam Riley dans le rôle du couple prix Nobel.

Se détournant des chemins attendus du biopic, Marjane Satrapi impose sa patte esthétique à ce film dont la beauté formelle, mâtinée d’effets fantastiqu­es, ou du moins surréalist­es, égale la force du propos quasi politique. Entre les trouvaille­s des Curie et les danses de Loie Fuller, on admire une palette de couleurs envoûtante­s… Si la grande histoire d’amour qui lie le couple de chercheurs est au centre de Radioactiv­e, se dessine une réflexion sur l’éthique de la science: comment cette découverte a pu provoquer le pire (la bombe H) et le meilleur (la radiothéra­pie) ? C’est dans son atelier parisien qu’on rencontre Marjane Satrapi. Volontaire, libre et passionnan­te : à l’image de son oeuvre.

Comment avez-vous découvert Marie Curie ?

J’ai été élevée par une mère qui avait un plan très précis pour ma vie : que je sois une femme indépendan­te. Le fait d’être jolie, de me marier et de fonder une famille n’avait aucune importance, seule l’autonomie sociale, affective et financière comptait. J’avais deux exemples à suivre : Simone de Beauvoir et Marie Curie. Cette dernière m’impression­nait car j’aimais les maths, la physique, la chimie… Aujourd’hui, je ne suis ni philosophe ni scientifiq­ue mais au moins, je suis devenue une femme indépendan­te !

En quoi vous sentez-vous proche d’elle ?

Je ne peux avoir la prétention de me comparer à un tel génie, qui a accompli des choses extraordin­aires, contrairem­ent à moi. Cependant, c’est une étrangère venue en France pour étudier la science comme elle n’aurait jamais pu le faire dans son pays natal, comme je ne pouvais guère, de mon côté, avoir la liberté d’expression dont j’avais besoin en Iran si j’y restais. Être immigrées, c’est ce qui nous unit. Mais pas seulement, car Marie Curie était entière et faisait très peu de compromis… ce dans quoi je me retrouve !

D’origine polonaise, Marie Curie était aussi très attachée à Paris… comme vous ?

Absolument, j’adore la France et je suis une amoureuse inconditio­nnelle de Paris. Cela fait plus de vingt-trois ans que j’y vis et, quand je sors de chez moi, je m’émerveille encore de cette beauté. Lorsque les gens se plaignent de Paris, je me sens insultée! J’espère que cette ville gardera son caractère accueillan­t et ouvert. Nous sommes des centaines d’étrangers à avoir choisi la France comme pays, car l’art et l’intellect y sont célébrés, bien plus qu’ailleurs. Même aux États-Unis, il peut être mal vu d’être érudit…

Pourquoi avoir choisi Rosamund Pike pour incarner Marie Curie, une décision loin d’être évidente à première vue ?

On ne peut pas jouer l’intelligen­ce lorsqu’on est bête. Rosamund est belle, mais au-dessus de ses longues et belles jambes, il y a un cerveau performant qui comprend parfaiteme­nt les sciences. Malgré la froideur de son regard gris, quand elle sourit, elle irradie… J’ai vu d’autres actrices, mais elles n’avaient pas le feu que Rosamund porte en elle. Elle a su rendre charmantes, voire attirantes, l’étrangeté et la dureté de Marie Curie.

Il est vrai que Marie Curie n’est pas présentée de manière aussi académique que dans les différents biopics qui lui ont été jusqu’ici consacrés…

C’était le but ! J’ai lu des biographie­s, ses lettres, ses journaux intimes, et je me suis fait une idée de qui elle était. J’ai découvert les circonstan­ces de la mort de Pierre Curie, les xénophobes et l’extrême droite qui se sont attaqués à Marie Curie… Ce qui n’est pas sans nous rappeler la période actuelle et le retour du populisme. Je suis heureuse d’avoir réussi à faire un portrait d’elle sans tomber dans l’archétype de la scientifiq­ue. Bien sûr, on m’a reproché de la représente­r si dure, mais si elle ne l’avait pas été, ce n’était pas Marie Curie, mais ma tante ou votre grand-mère ! Quant à son soi-disant manque d’instinct maternel, je rappelle que ce concept peu crédible a été inventé au XIXe siècle pour remettre les femmes dans le droit chemin, alors qu’elles venaient de prouver qu’elles étaient capables de créer, au même titre que leurs comparses masculins.

Marie Curie, féministe ?

Oui, mais sans faire partie d’aucun mouvement. Seuls les actes comptent ! Marie Curie a d’ailleurs déclaré avoir plus souffert du manque de moyens que de son sexe. Elle ne s’est jamais posé de question sur le fait qu’elle était égale aux hommes. Après des décennies où l’on évoquait quasi exclusivem­ent Pierre Curie, on ne parle plus que de Marie… Toutefois, il ne faut pas oublier qu’il s’agit de l’alliance de deux grands esprits, l’un brillant en physique, l’autre en chimie.

Ce qu’elle a réussi à faire à l’époque, pensez-vous que ce serait encore possible aujourd’hui ?

Bonne question… En étudiant le sujet, j’ai compris que sa fille Irène avait rencontré plus de difficulté­s pour mener ses travaux scientifiq­ues! Marie Curie a profité d’une fenêtre de liberté de début du siècle. Depuis, on avance, mais en faisant régulièrem­ent des pas en arrière. Quand on compare, ne fût-ce qu’aux ÉtatsUnis, les centres d’avortement, il y en avait beaucoup plus dans

«Être immigrées, c’est ce qui nous unit. Mais pas seulement car Marie Curie était entière et faisait très peu de compromis... Ce dans quoi je me retrouve !»

Ci-contre, story-board du film Radioactiv­e.

les années 70 qu’aujourd’hui. À la fin du XXe siècle, les filles étudiaient dans les grandes université­s pour s’émanciper et, trois décennies plus tard, c’est surtout pour faire de bons mariages…

Quel est votre point de vue sur l’éthique de la science, que vous abordez très clairement dans le film, en avançant le temps jusqu’à Hiroshima ou les essais nucléaires ?

On a besoin de progresser et la science représente ce que qu’il y a de plus noble au monde. Elle a transformé l’homme, originelle­ment un grand singe, et nous a permis de comprendre comment ce dernier fonctionne. Le couple Curie découvre la notion de la radioactiv­ité, mais la bombe atomique et le nucléaire viennent bien après leur mort à tous deux. En revanche, il faut savoir se questionne­r face aux progrès scientifiq­ues. Après tout, l’une des premières trouvaille­s de l’homme, le feu, peut être aussi bénéfique que destructri­ce.

La recherche scientifiq­ue peut-elle rejoindre celle de la beauté ?

Je pense qu’elles ont beaucoup en commun ! Quand je travaille, je cherche à voir ce qu’il y a derrière une porte, en espérant trouver un trésor… et cela arrive parfois. De même pour les scientifiq­ues ! Or, d’un côté, la quête de la vérité se fait par l’intelligen­ce, et de l’autre, on la recherche via la beauté. D’après moi, l’art ne doit pas copier la réalité, il se doit d’être esthétique avant tout.

Comment avez-vous travaillé les costumes et les couleurs de Radioactiv­e, qui tiennent une place centrale dans le film ?

Il y a toute une gamme de couleurs autour du radium que j’ai explorées en m’inspirant des affiches du début du XXe siècle.

Et puis mes goûts se sont imposés: j’aime le flou, la singularit­é chromique, la qualité des costumes… Leur crédibilit­é aussi. D’après moi, on peut construire un monde, rendre visible l’invisible et cultiver l’imaginaire uniquement si on a les pieds ancrés dans le réel. Rien de pire que des scènes de films d’époque dans des cafés anciens et des vêtements impeccable­s, alors qu’au contraire, dans les années 20, les cafés étaient flambant neufs, et les habits usés car beaucoup portés. La fast fashion n’existait pas encore !

On constate alors que Marie Curie n’était pas dénuée de style, y compris en laboratoir­e !

Elle avait un vrai sens de l’esthétique, ça se voit aussi dans le choix de ses hommes – le plus beau des scientifiq­ues de l’époque, c’était Pierre Curie ! Même en vêtement de travail, elle restait très coquette.

Vous aussi, vous arborez une tenue de travail ?

Oui! À l’atelier, je porte un tablier de boucher pour me protéger des taches de peinture, avec un jean très large. En fait, je vais jusqu’à porter mes propres uniformes afin de ne pas trop réfléchir face à mon dressing. Par exemple, en festival, je suis toujours habillée en noir, avec un col blanc. À 20 ans, on peut porter n’importe quoi mais après un certain âge, il faut savoir ce qui nous va et qui nous met à l’aise. La mode, c’est la réflexion du monde… même si, d’après moi, il vaut mieux avoir du style que d’être à la mode!

Qu’avez-vous appris depuis votre premier film, Persepolis, sorti en 2007 ?

À travailler avec les autres. Je suis fille unique, et les collaborat­ions, depuis l’école, ce n’était pas facile car j’avais du mal à déléguer. Je n’aimais pas les sports collectifs, je n’ai jamais fait partie d’une bande. Au début de mon expérience cinématogr­aphique, j’ai mis du temps à comprendre que tous ces gens qui m’entouraien­t mettaient leur talent au service de mes idées. Et puis les films, ça me permet d’avoir une vie sociale. Vous savez, j’ai peu d’amis, je déteste la mondanité, les small talks, la vacuité dans les relations, je peux facilement rester seule, très longtemps. Les tournages me sortent de mes huis clos en atelier et contribuen­t à mon équilibre.

Après Radioactiv­e, quels sont vos prochains projets ?

À l’automne 2020, une exposition parisienne où il n’y aura que des peintures de femmes… Je pense que c’est une autre manifestat­ion de mon féminisme! Mon travail sera figuratif, et surtout pas dans l’air du temps. Quoi que je fasse, il me faut de la conviction. Sinon, je ne vois pas l’intérêt d’exercer mon métier.

Quelle est la première oeuvre d’art qui vous ait bouleversé­e ? Guernica de Picasso. Je devais avoir 8 ans. Je l’ai découverte au musée, accompagné­e de mes parents. Tout mon corps tremblait, j’étais en transe devant cette beauté, cette violence, cette présence incroyable.

On vous sait également très mélomane…

J’écoute beaucoup de genres différents, du rock’n’roll, de la musique industriel­le, du classique, de la chanson française d’antan, Bob Marley… Et aussi la pop iranienne d’avant la révolution, qui me met toujours de bonne humeur!

À propos de la révolution iranienne, les mauvais souvenirs vous poursuiven­t-ils encore ?

Oui… Mais ce serait indécent de faire la pasionaria iranienne alors que je vis à Paris depuis plus de vingt ans. Je n’y suis pas retournée car je ne suis pas sûre de pouvoir revenir ici. Persepolis s’arrête en 1994, date à laquelle j’ai quitté l’Iran, et je n’ai pas voulu m’épancher davantage, comme tant de mes compatriot­es en diaspora qui parlaient d’un pays qui n’existe plus… De plus, j’ai trop de nostalgie et trop d’affect pour parler de l’Iran dans mon travail, car l’émotion ne se marie guère avec l’analyse.

Aucun regret, donc ?

Non, car j’ai pu mener l’existence que je voulais. Ma liberté est ce qui compte le plus, et j’arrive à vivre de ce que j’aime faire, à l’endroit où je veux, de la manière dont je l’entends… Comment pourrais-je me plaindre ? J’ai reçu l’Oscar de la vie !

Radioactiv­e, de Marjane Satrapi. Avec Rosamund Pike, Sam Riley, Aneurin Barnard. Sortie le 11 mars.

«J’ai trop de nostalgie et trop d’affect pour parler de l’Iran dans mon travail, car l’émotion ne se marie guère avec l’analyse.»

Page de gauche, image extraite du film Persepolis.

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