VOGUE France

CINDY SHERMAN, JE EST UNE AUTRE

- Par Fabienne Reybaud.

Depuis quarante ans, l’artiste américaine brosse un portrait sans concession de ses contempora­ins en se photograph­iant dans la peau de personnage­s créés de toutes pièces. Du 2 avril au 31 août, la fondation Vuitton lui consacre une vaste rétrospect­ive où ces «anti-autoportra­its» interrogen­t sur l’identité, le féminin, le masculin, le genre humain. Interview d’une femme qui, d’ordinaire, n’aime pas parler d’elle. Par Fabienne Reybaud

Depuis quarante ans, l’artiste américaine brosse un portrait sans concession de ses contempora­ins en se photograph­iant dans la peau de personnage­s créés de toutes pièces. Du 2 avril au 31 août, la fondationV­uitton lui consacre une vaste rétrospect­ive où ses «anti-autoportra­its» interrogen­t sur l’identité, le féminin, le masculin, le genre humain. Interview d’une femme qui, d’ordinaire, n’aime pas parler d’elle.

Nous avions une heure en FaceTime avec Cindy Sherman. Il faisait nuit à Paris, jour à New York. Rarement un médium ne nous sembla aussi adapté à la personnali­té, voire à l’oeuvre, de notre interlocut­eur. Disons que Sherman partage avec ce moyen de communicat­ion cette extraordin­aire faculté d’être là sans y être, de donner corps à l’oxymore «mentir vrai», lequel, selon l’exégèse établie par les critiques d’art du monde entier, constitue l’âme de son travail. Cela fait quatre décennies que Sherman est l’unique sujet de ses photograph­ies. Telle une Castiglion­e des temps modernes, celle qui a vu le jour en 1954 dans le New Jersey se déguise en starlette, clown, milliardai­re, peintre, vedette, ménagère, etc., transforma­nt son corps en un terrain de jeu que les collection­neurs s’arrachent. En 2011, Untitled#96, où l’artiste gît sur le sol, grimée en adolescent­e des sixties, a été vendu 3,9 millions de dollars par Christie’s.

À 20 heures, un visage, vierge de tout fard, est apparu sur l’écran de notre téléphone. Cindy Sherman a la peau très pâle, les yeux fort bleus, des cheveux blonds retenus en queue-decheval. Elle porte un pull gris à col rond. Et ressemble à ce que les Américains appellent une «girl next door», en plus jolie. Mais son apparence paraît d’autant plus lisse que les images que l’on a d’elle sont celles de son oeuvre. Au naturel, cette star de l’art contempora­in possède le physique de l’emploi : une figure malléable ad nauseam, semblable à une page blanche sur laquelle elle écrit à grands traits une histoire qui n’est jamais la sienne. En d’autres termes, Sherman tire le portrait de quelqu’un qui n’existe pas: elle-même. «Les problèmes d’identité, la fluidité des genres sont, depuis toujours, au coeur de son travail, affirme Suzanne Pagé, commissair­e de l’exposition “Cindy Sherman à la Fondation” et de “Crossing Views” – une sélection de portraits de la collection de la fondation Vuitton (Louise Bourgeois, Damien Hirst, Andy Warhol, Marina Abramovic…), choisis par l’artiste elle-même en écho à son travail. Son oeuvre reflète les évolutions de la société avec une place centrale accordée aux archétypes de la féminité, joués et surjoués à partir du regard masculin.» Les hommes, justement, l’Américaine en parle peu. Trop intime, sans doute. Cindy Sherman préfère évoquer ses clichés, d’une voix mâtinée de silences.

Vous avez dit que votre goût pour le déguisemen­t venait de votre enfance, pour attirer l’attention de vos quatre frères et soeurs…

Il ne s’agissait pas tant d’attirer leur attention, je dirais plutôt que mes relations avec ma famille étaient étranges. Comme j’étais la plus jeune de la fratrie, ayant entre neuf et dix-neuf ans d’écart avec eux, j’avais l’impression de ne pas vraiment en faire partie. J’ai donc grandi avec le sentiment que j’avais besoin de développer différente­s identités parce que je ne m’intégrais pas bien au milieu familial auquel j’appartenai­s.

Enfant, vous ressentiez le besoin de montrer votre photo dans l’album de famille d’un «Ça, c’est moi !», alors que dans votre travail vous vous effacez derrière vos personnage­s.

Je n’ai jamais considéré les albums de famille comme des oeuvres d’art ! Mais ils m’ont toujours fascinée, je voulais savoir qui se cachait derrière ces photos. Toutes ces images de visages, prises bien avant ma naissance, ouvraient des possibilit­és d’enquête, c’était presque un travail de détective. Quand un enfant regarde une photo de lui bébé, une chose bizarre se produit, il se reconnaît alors même qu’il n’a aucune idée de ce à quoi il pouvait bien ressembler à cet âge-là. Donc quand je disais «C’est moi !», je ne délivrais pas une réflexion sur l’identité, simplement je me reconnecta­is à une image de moi que je n’avais pas connue. Plus tard, dans mon travail, il est exact que je me suis effacée derrière le maquillage et les perruques.

Mais ça ne vous dérange pas, cette disparitio­n de vous-même ? Pourquoi cela me dérangerai­t-il ? C’est exactement comme jouer un rôle pour un acteur. Je n’ai jamais cherché à révéler quoi que ce soit sur moi. Aucun des personnage­s que je joue ne relève du fantasme. Je n’ai pas du tout l’impression de mettre en scène ce que je voudrais être. Ce n’est pas comme cela que je crée mes images.

Votre oeuvre parle pour vous ?

Oui, et je crois que c’est valable pour tous les artistes, photograph­es, peintres, sculpteurs…

Alors que dit-elle ?

[Rires] À travers mes photos, certains percevront mon sens de l’humour… Ils auront compris que je ne cherche pas à faire de grandes et profondes déclaratio­ns sur ceci ou cela…

Il y a de l’amusement dans mes images, j’en éprouve d’ailleurs beaucoup en les réalisant.

Cela nous conduit au rôle de l’artiste…

Certains cherchent la beauté, ils veulent rendre le monde plus merveilleu­x. D’autres créent des oeuvres où le monde se reflète, souvent pour pointer ce qui ne fonctionne pas dans la société… Je dirais que je suis dans cette dernière catégorie.

Pensez-vous que l’on peut séparer l’oeuvre de la personne ?

Je ne sais pas, c’est une question très délicate. Si l’on parle d’artistes, surtout d’artistes masculins d’ailleurs, qui ont commis des actes répréhensi­bles ou exprimé des pensées antisémite­s, par exemple, croyez-vous que l’on puisse mettre cela de côté au prétexte que leur écriture est magnifique? Je ne peux pas répondre à cette question.

Vous auriez choisi la photograph­ie car la peinture était déjà préemptée par les hommes…

[Rires] J’ai peut-être dit cela… À la fin des années 70, beaucoup de femmes ont inconsciem­ment choisi la photograph­ie parce qu’elles étaient – parce que nous étions rejetées par le monde de la peinture. Mais ce n’était pas une démarche consciente. C’était plutôt : «Tiens, voilà un médium auquel personne ne prête attention, alors allons-y!» Dans mon cas, j’avais raté l’examen des cours de photograph­ie, j’ai rempilé avec un autre professeur qui m’a fait comprendre que l’appareil photo pouvait être un outil pour exprimer ce que j’avais à dire. À cette période, je peignais et mon style était très réaliste. J’étais méticuleus­e, il me fallait des heures pour peindre un détail. Grâce à ce professeur, j’ai compris qu’il valait mieux utiliser ce temps pour élaborer une idée qui pourrait, ensuite, être capturée en une fraction de seconde sur la pellicule.

Comment naissent vos images ?

De plusieurs choses. Le travail que j’ai réalisé il y a deux ans sur les stars du cinéma des années 20 a été inspiré par un vieux livre de photos sur le cinéma allemand de cette période. Je me suis rendu compte à quel point j’aimais le maquillage outrancier des actrices d’alors, parfois des acteurs aussi d’ailleurs, et combien l’usage des fards m’avait manqué, car je venais de réaliser plusieurs séries de photograph­ies qui n’utilisaien­t que des outils numériques de transforma­tion du visage. L’idée de revenir à un maquillage très lourd me plaisait. J’ai tout installé et je me suis mise à jouer mon rôle devant un fond vert. Avant, j’aurais dû d’abord concevoir et fabriquer un décor pour chaque image, mais maintenant que j’utilise cette technique digitale, je peux me concentrer uniquement sur mon personnage. Pour le maquillage, je m’inspire d’un visage que j’ai découpé dans un magazine. Le résultat ne ressemble jamais au visage de départ. Cependant, il devient celui d’un véritable personnage qui peut ressembler parfois à quelqu’un que j’ai croisé.

Ces évolutions techniques vous ont libérée ?

Oui, mais avoir trop de libertés n’est pas une bonne chose. J’ai besoin de règles, de limites, afin de pouvoir travailler en m’opposant à un cadre donné. À l’arrivée du digital, les possibilit­és devenant infinies, je redoutais de ne plus savoir ce que je voulais. J’ai dû rétablir des limites afin de pouvoir, de nouveau, créer.

Quand savez-vous que vous avez obtenu la bonne photograph­ie ? Lorsque cela ne ressemble à aucune de mes images précédente­s. Quand c’est quelque chose de complèteme­nt nouveau et que j’ai l’impression de voir quelqu’un que je n’ai encore jamais rencontré. Quand je ne me vois plus du tout dedans. Alors, j’ai le sentiment d’avoir réussi. Mais c’est de plus en plus difficile à obtenir.

Justement, craignez-vous de tomber dans la répétition ?

Oui, j’en ai très peur ! Mais quoi que je fasse, certains pensent que je me répète, alors ce n’est pas si grave…

Avez-vous demandé à des gens de poser pour vous ?

J’ai essayé. Dans les années 80, j’ai utilisé des membres de ma famille, des amis. J’ai même eu un assistant une fois. Cela n’a jamais marché parce que je ne sais pas diriger les gens, je préparais du café, je m’excusais du temps de la prise de vue… Et le résultat n’était pas intéressan­t. C’est pourquoi je travaille seule. Je peux aller plus loin sans avoir besoin de me justifier auprès de quiconque.

Les femmes sont au coeur de votre oeuvre, êtes-vous féministe ?

Je ne suis pas une activiste, comme plusieurs de mes amies le sont. Je ne parle pas aussi fort qu’elles. Je n’ai pas un discours aussi construit que le leur. C’est pourquoi je laisse mon travail parler à ma place et exprimer ma propre vision politique du monde. Mais oui, je me définis comme une féministe… Bien que certains aspects du mouvement #MeToo me dérangent.

Pourquoi ?

Parce que c’est trop manichéen. Tout est blanc ou noir, alors que le gris prédomine. Notre monde est un peu trop politiquem­ent correct, du moins ici aux États-Unis.

Quels sont vos rapports avec la mode, le luxe ?

J’aime beaucoup la mode. J’aime faire du shopping, un peu trop d’ailleurs… Je voudrais simplement que l’industrie ne soit pas si centrée sur des impératifs comme «être jolie» ou «être mince». Mais j’ai l’impression que ça progresse un peu. J’ai souvent accepté des projets de marques de luxe pour m’aider à me remettre au travail, à avancer, à répondre à cette question «Que faire ensuite ?». C’est comme un gilet de sauvetage. Par exemple, Stella McCartney m’avait demandé des images. C’était resté en suspens, mais quand elle a lancé une ligne pour homme, tout a fait sens, car en fait je voulais réaliser une série de portraits masculins depuis très longtemps déjà.

«Je n’ai jamais cherché à révéler quoi que ce soit sur moi. Aucun des personnage­s que je joue ne relève du fantasme. Ce n’est pas comme cela que je crée mes images.»

C’est rare, d’ailleurs, que vous représenti­ez des hommes.

Dans mes premières oeuvres et dans la série de portraits historique­s, il y en a beaucoup. Sinon, vous avez raison. Peut-être parce qu’en tant que femme, j’ai du mal à comprendre la perspectiv­e et le caractère masculins. Souvent mes personnage­s expriment de la colère, mais quand je veux qu’elle apparaisse sur des hommes, le résultat relève du cliché ou du stéréotype. Il y a également des problèmes purement techniques, telle la difficulté de leur trouver des perruques de bonne qualité…

Comment expliquez-vous votre succès ?

Je n’ai jamais pensé que j’en aurais. Enfant, je n’avais aucun modèle de femme ayant réussi. Quand je suis arrivée à New York, je ne pensais pas que mes travaux pouvaient me rapporter de l’argent. À la fin des années 70, personne ne gagnait vraiment sa vie avec des peintures ou des photograph­ies. Je me disais que si cela ne marchait pas, je pourrais toujours enseigner, bien que je n’en aie jamais eu le désir. Aujourd’hui je ne pense pas du tout au succès. Je me vois encore comme la débutante que j’étais il y a quarante ans.

Qu’avez-vous ressenti lorsque l’une de vos photograph­ies a été vendue près de 4 millions de dollars ?

C’était très excitant ! Bien que je n’aie pas touché un dollar sur cette somme. C’est certes une étape importante dans l’augmentati­on de la cote de mes oeuvres sur un plan général, mais il ne faut pas oublier que les artistes femmes pèsent financière­ment beaucoup beaucoup moins que les hommes ! C’en devient ridicule. Ces dix dernières années, la somme totale des ventes aux enchères d’oeuvres masculines est cent fois plus importante que celle des ventes d’oeuvres de femmes…

Je ne me rappelle plus les chiffres exacts, mais la disproport­ion est incroyable.

Que faire pour changer cette situation ?

Je ne sais pas. J’imagine qu’avec le temps, le fait que de plus en plus de femmes deviennent des artistes, qu’elles sont acceptées en tant que telles, collection­nées, etc. changera la donne. Mais je n’ai pas de solution pour régler une injustice que subissent également les artistes de couleur. Tout cela n’avance pas aussi vite qu’on le croit. Notre gouverneme­nt actuel aux États-Unis, ainsi que les élections qui se préparent, ne nous rendent pas particuliè­rement joyeux ni optimistes…

Est-ce pour cela que vous insistiez au début de notre entretien sur l’humour perçant dans vos images ?

Le but ultime des artistes est de changer la société, la manière qu’ont les gens de voir les choses, la façon dont les hommes regardent les femmes… J’adorerais pouvoir déchirer l’espèce de voile à travers lequel les hommes nous présentent et nous imposent le monde, mais c’est un objectif immense, tellement grandiose que je peux me satisfaire d’avoir seulement amusé le spectateur. Si le changement est impossible, au moins que l’on se distraie !

De quoi êtes-vous le plus fière ?

De mon oeuvre dans son ensemble.

Avez-vous des regrets ?

Oui! [Rires] Dans mes relations humaines…

Avec les hommes ?

Oui ! Surtout avec les hommes ! [Rires]

Cindy Sherman, rétrospect­ive à la fondation Louis Vuitton, 75016 Paris, du 2 avril au 31 août. fondationl­ouisvuitto­n.fr

«Je ne suis pas une activiste. C’est pourquoi je laisse mon travail parler à ma place et exprimer ma propre vision politique du monde. Mais oui, je me définis comme une féministe...»

Untitled #97, 1982

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Untitled Film Still #84, 1978
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Untitled #414, 2003
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