VOGUE France

GAULTIER, L’ULTRAMODER­NE

- Par Nelly Kaprièlian.

Après 50 ans de mode, de défilés et de collection­s, Jean Paul Gaultier a dit adieu à la couture en janvier. Ce timide joyeux qui avait, avant tout le monde, misé sur le recyclage, choisi des muses pour leurs personnali­tés ou leurs physiques différents et construit ses shows comme de vrais spectacles, veut se laisser guider par sa liberté et ses envies. Entretien. Par Nelly Kaprièlian

Après 50 ans de mode, de défilés et de collection­s, Jean-Paul Gaultier a dit adieu à la couture en janvier. Ce timide joyeux qui avait, avant tout le monde, misé sur le recyclage, choisi des muses pour leurs personnali­tés ou leurs physiques différents et construit ses shows comme de vrais spectacles, veut se laisser guider par sa liberté et ses envies.Entretien.

Jean-Paul Gaultier par Herb Ritts, Tokyo, 1990.

IL FAIT entrer le punk dans le monde de la couture, la rue sur les podiums et le kitsch dans nos vestiaires. Mythique, adoré dans le monde entier, celui qui a habillé aussi bien Madonna qu’Yvette Horner a fait ses adieux à la couture le 20 janvier dernier, six ans après avoir arrêté le prêt-à-porter, lors d’un show pharaoniqu­e au théâtre du Châtelet. Quand on rencontre Jean-Paul Gaultier le temps d’un déjeuner dans ses bureaux rue Saint-Martin, il rentre de Russie où son spectacle, qui revisitait toute sa vie déjà comme un bilan, a été montré. Un moment suspendu où il retrace sa vie d’hier à aujourd’hui, et comment la mode a changé. Avant de repartir vers de nouvelles aventures.

Qu’avez-vous fait depuis l’annonce que vous arrêtiez ? J’accompagne mon spectacle à travers le monde. Au fond, j’ai peut-être fait le Fashion Freak Show pour dire que j’avais bouclé la boucle. Parce que, franchemen­t, qu’est-ce que j’allais faire ? Encore des collection­s, encore des vêtements, et pendant encore longtemps ? Aujourd’hui, il y a beaucoup de vêtements, beaucoup de créateurs, de stylistes. C’est peut-être bien que ça continue, mais dans les mains d’autres personnes.

Ça ne va pas vous manquer ? Je ne crois vraiment pas.

Le défilé est très important chez vous. Comment avez-vous vécu ce dernier, en janvier ?

J’ai fait ce métier car je me sentais rejeté, et là, voir tous ces mannequins revenir, vouloir vraiment participer au défilé, ça a été une très belle preuve d’amour. Et c’était très joyeux ! Je voulais qu’il ait lieu au théâtre du Châtelet car j’y avais vu une opérette avec ma grand-mère. Il y avait 140 mannequins, 70 habilleuse­s, coiffeurs, maquilleur­s… on était 300 backstage ! Je me suis inspiré de la scène du film de William Klein Qui êtes-vous, Polly Maggoo ?, le défilé avec les ombres chinoises : l’enterremen­t de la haute couture. Il y avait Karlie Kloss qui a fait le voyage alors qu’elle ne mannequine plus, et Coco Rocha qui a défilé pour moi durant douze ans, même enceinte, et de nouveaux mannequins, comme Gigi, Bella. Boy George chantait. Il y avait aussi Dita (von Teese), Rossy (de Palma)… Quand Tanel, ma seule muse masculine, qui travaille toujours avec moi, est arrivé, tous les mannequins l’ont applaudi. Des muses femmes, j’en ai plusieurs : Farida (Khelfa), Anna Pawlowski, Edwige la reine des punks, Frédérique Lorca sur laquelle j’ai fait mes premiers corsets et qui est devenue mon attachée de presse. J’ai toujours été très inspiré par les mannequins. Anna, je l’ai vue pour la première fois quand je travaillai­s chez Patou. Elle est arrivée pieds nus, en robe 40, avec une coupe à la Louise Brooks et un panier, du fard rouge sur les paupières et un rouge à lèvres noir sur la bouche.

Au fond, vous finissez comme vous avez commencé : par la couture… La couture, j’en ai fait l’expérience chez Cardin, Patou, Jacques Esterel. Après, le prêt-à-porter que j’ai fait était un prêt-à-porter couture. Mais mon école, ça a été de lire des critiques dans des magazines de mode quand j’étais enfant, et les journalist­es d’alors donnaient des conseils aux lectrices sur la façon de porter les vêtements ; et les stylistes les mélangeaie­nt, ce que je trouvais plus inspirant que des total looks.

Helena Christense­n et Marie-Sophie Wilson par Peter Lindbergh, Vogue Paris, novembre 1991.

Comme je n’avais pas fait d’école de stylisme, ce qui m’inspirait c’était de voir des mélanges qui correspond­aient à l’âge que j’avais, à mon style, et puis d’aller beaucoup aux puces.

Quand avez-vous commencé exactement ?

J’ai commencé à travailler dans la couture le 24 avril 1970, le jour de mon anniversai­re. Ça va faire 50 ans, dont 45 ans à travailler sous ma marque – ça fait un sacré bail, non ? C’est toute ma vie, c’est ce que j’aime faire, ça m’a apporté tellement de joie. Je n’ai jamais fait de plan de carrière. Enfant, en dessinant, j’ai vu que les gens me souriaient, alors j’ai continué. Et puis j’ai vu les Folies Bergère et Falbalas, le film de Jacques Becker, ce qui m’a donné le sens du spectacle. Dans Falbalas, le tout tendait vers le défilé, qui est un vrai spectacle, et pour moi, pendant longtemps, la mode c’était le défilé, pas le vêtement à acheter en boutique. En plus, après les Courrèges et Cardin, de nouveaux créateurs émergeaien­t, comme Sonia Rykiel et Kenzo. Le premier défilé de Kenzo que j’ai vu m’avait bouleversé. C’était très joyeux, très festif, et ça m’a conforté dans ce que je voulais faire.

Vous avez d’ailleurs renouvelé la façon de faire un défilé, c’est l’une de vos contributi­ons à la mode.

Je me souviens du défilé Cardin : il faisait d’abord un speech, genre sur le futur, les vêtements de la femme du futur, et moi je distribuai­s les numéros aux mannequins. C’était déjà comme un spectacle. Moi, j’ai voulu faire des spectacles aussi, mais avec d’autres types de beautés, moins classiques, le genre de beauté qu’on ne trouvait pas dans les agences de mannequin, comme Farida. Ce que je faisais était clairement de la mode, mais plutôt dans les associatio­ns, les mélanges… Quand j’ai commencé, je n’avais pas d’argent, je ne pouvais pas faire comme les grands, alors j’inventais, comme ce défilé que j’ai fait dans un caféthéâtr­e. Aujourd’hui, les défilés sont dans la démesure, et je n’ai toujours pas le budget. Alors chez moi, le spectacle, c’était justement dans ma façon de montrer des beautés différente­s, des corps et des âges différents, et aussi dans la musique. Pour mon défilé «James Bond», j’avais utilisé des musiques de séries télé, comme Mannix.

Vous êtes en effet de la première génération de créateurs pour laquelle la couture n’était pas une chose à part, mais pouvait se mélanger à des références pop…

Exactement. J’étais de la génération vidéoclip. J’aimais mixer toutes les références parce que ça faisait partie de ma culture, et ma culture c’était la télé. Il y avait aussi les rockstars, les Beatles, Michel Polnareff, David Bowie. Ils montraient un homme un peu plus féminin, tout en étant un peu agressif. Ça m’a forgé. Avant, les couturiers disaient des choses comme «J’ai créé cette collection pour des femmes-fleurs»... Moi, je me disais «Ah non, je ne veux pas créer pour des femmes-fleurs!» C’est Courrèges qui a fait la révolution : il a créé pour la fille davantage que pour la mère. J’aimais aussi Cardin, et j’aimais Saint Laurent. Il est arrivé au moment où la tendance moderne et futuriste se terminait, et où le rétro commençait. J’avais vu ses modèles dans Le Jardin des modes : des silhouette­s entre rétro et modernité, avec une jupe très longue noire, une blouse noire et un collier de chien, c’était entre ancien et hyper actuel, c’était beau et un peu dérangeant, pas du tout dans les codes habituels de la bourgeoise qui s’habillait. Après, sa collection années 40, en 1971, m’a complèteme­nt impression­né. Quand j’étais chez Jacques Esterel, je me souviens d’un mannequin qui était arrivée habillée tout en Saint Laurent… C’était un peu sulfureux.

rencontre

D’après vous, quelles silhouette­s laisserez-vous ? Quelles pièces ? Évidemment: la marinière. Aux puces, j’avais vu celle de la marine. Chanel la portait avant moi, mais le travail sur la marinière, on peut vraiment dire que c’est moi. Je dirais aussi le corset et la jupe-pantalon pour hommes. Mais plus que des pièces, c’est plutôt un esprit qui me définit : la banlieue qui rejoint la couture. L’aristocrat­ie, la jet-set qui s’habillait couture à l’époque, ça ne m’a jamais fait rêver. Je ne me sentais pas proche de la haute couture. J’allais beaucoup aux puces, c’est ce qui m’a formé. Il y avait eu une modernité, un futurisme dans la mode juste avant, mais là, aux puces, je trouvais des tissus anciens sublimes, des vestes très larges que je mettais sur une copine… Comme les manches étaient trop longues, on les retroussai­t, on voyait la doublure, alors j’ai eu l’idée de jouer avec les doublures, et avec les proportion­s masculines pour les femmes. Les épaules de mes vestes n’étaient pas carrées comme celles de Mugler, elles tombaient un peu, mais je cintrais la veste à la taille pour la féminiser, et je rajoutais une poche intérieure, comme sur les costumes masculins, pour que la femme puisse avoir un portefeuil­le sur elle…

Vous avez aussi été l’un des premiers créateurs à être autant médiatisé. À partir de quand ?

Dans les années 70, c’est vrai qu’on ne voyait pas les couturiers. Ça a commencé dans les années 80. Dans mon cas, ça a commencé à partir de la jupe pour hommes, en 1984, même si j’étais déjà connu avant… Je suis très timide et, bizarremen­t, j’ai fait des choses de timide : quand il faut y aller, on y va !

Je me souviens qu’une émission m’avait demandé d’aller dans la rue avec ma jupe pour demander aux gens ce qu’ils en pensaient. Les réactions étaient très sympathiqu­es.

Dans Falbalas, le couturier se suicide. C’est souvent triste et romanesque la destinée d’un couturier. Or vous, j’ai l’impression que vous aimez le romanesque mais pas au point…

De le vivre moi-même. Oui, c’est tout à fait ça. Aucun commentair­e à ajouter.

Si vous arrêtez la mode, c’est aussi parce qu’il y a trop de vêtements ?

Je reviens à mes premières amours, soit le recyclage. À l’époque, je prenais une veste de bleu de travail et je la doublais de soie saumon. On est effectivem­ent à un moment où il y a trop de vêtements. J’ai eu la chance de connaître la couture avec de vrais couturiers, le prêt-à-porter aussi, avec des créateurs très vivants, un mouvement très vigoureux où on avait toutes les libertés. C’est Francis Menuge, mon compagnon (mort du sida en 1990, ndlr) qui m’a poussé, m’a donné confiance pour créer ma propre marque. On n’avait pas de contrainte­s, pas d’obligation­s, et j’avais la chance de ne pas vouloir faire ce que les autres faisaient. Pour mon premier défilé, Anna, qui travaillai­t alors pour Saint Laurent, avait ramené ses mannequins cabine. On n’avait pas de quoi les payer, alors je leur donnais le vêtement qu’elles portaient à la place. C’était la pagaille totale ! Quand la musique a commencé, elles n’étaient pas habillées. Tout était de la récupérati­on. Cardin m’avait envoyé travailler aux Philippine­s et j’avais rapporté des dessous-de-plat en paille tressée, j’avais fait un trou au milieu, ça faisait une moitié de boléro, que je nouais entre eux par un lien. J’avais aussi trouvé des canevas brodés mais pas finis, j’en faisais des dos de vêtements, c’étaient aux femmes de les terminer. Les journaux japonais et anglais ont tout de suite réagi. Mais je ne vendais pas et je commençais à avoir des dettes. À l’époque, il y avait la boutique Victoire, où j’avais vendu deux modèles, et Bus Stop, une boutique à Saint-Germaindes-Prés qui cherchait quelqu’un pour faire leurs collection­s.

Je me suis présenté et ils m’ont retenu. Je signais Jean-Paul Gaultier pour Bus Stop. C’est là que j’ai commencé à être connu avec la collection «Grease», tout en matière de T-shirt, avec des hauts sans manches, des rayures verticales, des jupes portées avec des jupons en tulle pour donner une allure 50. Et un bustier en reptile rouge, que Farida portait. Je commençais à trouver mon style, et je me suis mis à vendre. Après, j’ai imaginé la collection «James Bond», en 1978, où Farida entrait habillée en James Bond girl avec une cagoule, et à la fin je faisais chanter My Way à Edwige, en costume de crooner en marabout blanc et col de vinyle noir.

Vous avez connu le Paris punk des années 70 et le Palace.

Vous en gardez quels souvenirs ?

Je n’étais pas de toutes les fêtes. Pendant longtemps, je n’étais pas connu, donc je n’étais pas invité. Je n’avais pas de fric et je devais travailler beaucoup… Je sortais, oui, mais très peu. Et puis je ne me suis jamais senti très à l’aise socialemen­t. Saint Laurent allait au Palace, Loulou de la Falaise aussi, ils étaient très mondains, moi j’avais un complexe social. Mais c’est vrai que j’avais repéré Edwige à l’entrée du Palace. Farida, c’est une assistante, Myriam, qui me l’avait présentée. Elle était sublime, j’ai eu un coup de foudre total. Eva Ionesco aussi a défilé pour moi. Toute cette bande avait un sens incroyable de la mode.

Aujourd’hui, quels conseils donneriez-vous aux gens pour s’habiller ? Qu’ils n’aient pas peur de s’exprimer par le vêtement, de le transforme­r, de mettre les manches de l’un sur l’autre, ou de faire des mélanges avec leurs anciennes choses, de les trafiquer, et puis d’aller aux puces.

Le luxe a complèteme­nt changé ?

Ils essaient d’industrial­iser le luxe, alors que ça devrait être de l’artisanat. Voilà ce que je veux dire : vive l’artisanat ! L’internatio­nalisation, l’uniformisa­tion totale, il faut arrêter. Il ne faut pas avoir peur de travailler avec ses mains et de faire de la récupérati­on. Tresser soi-même, faire soi-même...

Aujourd’hui, que diriez-vous à un jeune qui veut devenir designer ? Ce n’est pas un métier facile, mais ça peut apporter le bonheur. Je ne décourager­ai jamais quelqu’un qui a une vraie passion.

Si on aime quelque chose, si on le fait à fond, alors ça arrive. Quel vêtement faire aujourd’hui, de quoi les gens ont-ils envie – c’est la question qu’il faudrait se poser, et qu’il faudrait que les grands groupes se posent, plutôt que de ne penser qu’au pouvoir et qu’à s’éliminer mutuelleme­nt. La mode, aujourd’hui, ça veut dire quoi? Il faut trouver sa propre identité, avoir son propre style.

Qu’allez-vous faire maintenant ?

Je vais travailler à des collaborat­ions. Et je vais avoir un oeil sur la succession couture, sur le choix de la personne qui va reprendre le flambeau. Je vais superviser, mais sans avoir mon mot à dire – ce sera sa vision de la maison Gaultier. Je vais aussi être ambassadeu­r du parfum. Et puis j’aime aussi les nouvelles aventures, comme quand j’avais fait mon disque (Aow Tou Dou Zat, 1989), ou l’émission Eurotrash avec Antoine de Caunes... Surtout, ne pas me sentir prisonnier. Être libre de mes choix et de mes envies. Avant, j’avais des échéances très précises, maintenant ce sera quand même plus cool. Mais ce sera toujours ma vie. C’était déjà ma vie quand je montrais mes croquis à ma grand-mère.

Madonna par Jean-Baptiste Mondino, 1990.

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 ??  ?? en haut, Helena Christense­n et Cameron, octobre 1990. ci-dessus, avec Madonna, défilé prêt-à-porter P/E 1995. au centre, campagne publicitai­re pour la collection «Fin de siècle», prêt-à-porter P/E 1995. ci-contre, avec Farida Khelfa, l’une de ses muses. en bas, Karlie Kloss en backstage du dernier défilé prêt-à-porter au Grand Rex, septembre 2014. et à droite, à une fête Heidsieck pour la création d’une bouteille designée par Jean-Paul Gaultier.
en haut, Helena Christense­n et Cameron, octobre 1990. ci-dessus, avec Madonna, défilé prêt-à-porter P/E 1995. au centre, campagne publicitai­re pour la collection «Fin de siècle», prêt-à-porter P/E 1995. ci-contre, avec Farida Khelfa, l’une de ses muses. en bas, Karlie Kloss en backstage du dernier défilé prêt-à-porter au Grand Rex, septembre 2014. et à droite, à une fête Heidsieck pour la création d’une bouteille designée par Jean-Paul Gaultier.
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 ??  ?? en haut, Kate Moss, défilé prêt-à-porter P/E 1996.
à droite, Claudia et Tanel, par Stéphane Sednaoui.
au centre, Kristen McMenamy, défilé prêt-à-porter P/E 1996.
ci-contre, carton d’invitation du défilé «La concierge est dans l’escalier», prêt-à-porter P/E 1988. ci-dessous, Jean-Paul Gaultier avec Antoine de Caunes pour l’émission Eurotrash.
en haut, Kate Moss, défilé prêt-à-porter P/E 1996. à droite, Claudia et Tanel, par Stéphane Sednaoui. au centre, Kristen McMenamy, défilé prêt-à-porter P/E 1996. ci-contre, carton d’invitation du défilé «La concierge est dans l’escalier», prêt-à-porter P/E 1988. ci-dessous, Jean-Paul Gaultier avec Antoine de Caunes pour l’émission Eurotrash.
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