VOGUE France

LE PRINCE DU PALAIS

- Par Simon Liberati. Photograph­e Matthieu Salvaing. Portrait Stefano Galuzzi.

Chef star, ultra-populaire grâce à la télé, Cyril Lignac est le visage de la gastronomi­e française moderne: sobriété et subtilité. Le play-boy aveyronnai­s, qui s’est lui-même délesté de son étoile, ouvre un nouvel établissem­ent, Ischia ou l’Italie revisitée. Chronique d’une success-story.

Par Simon Liberati, photograph­e Matthieu Salvaing, portrait Stefano Galuzzi

Chef star, ultra-populaire grâce à la télé, est le visage de la gastronomi­e Cyril française Lignac moderne : sobriété et subtilıté. Le play-boy aveyronnai­s, qui s’est luimême délesté de son étoile, ouvre un nouvel établissem­ent, Ischia ou l’Italie revisitée. Chronique d’une success-story.

À 25 ans, auréolé du statut de Jamie Oliver français, ouvre son premier Cyril Lignac restaurant gastronomi­que, , rue Cauchy, qui est un succès et gagne Le Quinzième une au Michelin. étoile

I’ai rendez-vous avec Cyril Lignac à 11 heures un vendredi matin rue du Dragon. Le chef français y tient pas moins de trois pas-de-porte : deux restaurant­s, «Aux Prés» et «Le bar des Prés» augmentés d’un bar à cocktails, «Dragon». Voilà soixante ans ou presque que je passe dans cette rue si chère à mon coeur. Avec celui de Cherche-Midi, le nom de «Dragon» a marqué mon enfance. L’ancienne rue du Sépulcre tire son nom actuel d’un dragon de pierre qui ornait l’entrée d’une cour voisine. En 1977, année de naissance de Cyril Lignac, je l’empruntais souvent le soir pour aller au Flore. Quelques années avant, mon ami Pierre Le-Tan y a fait l’école Penninghen (ex-académie Julian) en compagnie de Myriam Gibril, l’actrice qui joue Isis dans Lucifer Rising de Kenneth Anger… J’ai souvent évoqué avec Pierre le cinéma Le Dragon (en place de l’actuel Picard surgelés), spécialisé dans les films gay SM (comme New York City Inferno), qui appartenai­t à la famille d’Elina Labourdett­e, la femme de Louis Pauwels, danseuse vendue des Dames du Bois de Boulogne. Le Dragon était un repaire de tapins au même titre que le Drugstore voisin. Jacques de Bascher y a vécu avec Diane de Beauvau-Craon une belle histoire d’amour dont Diane m’a parlé un soir il y a déjà quelques années. Je monte un de ces petits escaliers tordus typiques des vieilles maisons XVIIIe du quartier en compagnie de Vanessa, la PR de Cyril Lignac. Bureau sobre, impersonne­l, table de réunion ouvrant sur la rue et l’immeuble d’en face, où une plaque indique le passage de Jean Giono.

«Le chef», comme l’appelle Vanessa, a quelques minutes de retard… Je suis assis dos à la porte… Entre derrière moi un jeune homme mince, les épaules larges, pull marin bleu marine, longues mains fines, poignet cerclé d’un bracelet de cuir. Accent aveyronnai­s à couper au couteau. Il a la jovialité d’un pompier ou d’un gendarme. Une certaine dureté furtive… Je comprends qu’il plaise aux femmes. En lui serrant la main, je sens une énergie nerveuse très forte, une volonté craquante, une ambition gourmande : le «chef» a quelque chose d’un mousquetai­re. Affable mais réservé, il se raconte sans trop de détails avec des mots très choisis. Il me plaît soudain quand il évoque son service militaire dans la gendarmeri­e à Gramat. «Moi j’ai kiffé l’armée»… On veut bien le croire, je l’imagine sans mal avec un képi. Plus tard en lisant son livre, je découvrira­i qu’il assume d’être catholique, autre charme plus désuet. Me voilà donc avec un ex-gendarme catholique dans un immeuble hanté par l’ombre de Jacques de Bascher… Je mène l’interrogat­oire.

Famille modeste, mère infirmière père menuisier… Un peu comme Christian Louboutin… Éducation stricte, nul à l’école, apprentiss­age de cuisinier, CAP, puis CAP de pâtissier, jusque-là un parcours de bougnat qui aurait pu le mener comme tant d’autres fils du pays ruthénois jusqu’à un café-bar ou une brasserie… Mais le gamin a du bagout. Après s’être offert un dîner de rêve avec les 500 francs que sa grand-mère lui a donnés pour Noël au restaurant de l’hôtel du Vieux Pont à Belcastel, il arrive à se faire engager comme apprenti par la propriétai­re, Nicole Fagegaltie­r, restauratr­ice étoilée dont il gâche les sauces alors qu’il ne connaît même pas la recette du navarin d’agneau. Après la gendarmeri­e, montée à Paris, passage chez Passard à L’Arpège, puis à La Maison Blanche… Puis Pierre Hermé… Le voilà associé en tant que second cuisinier à une aventure plutôt baroque : La Suite, discothèqu­e des Guetta avenue George V. J’ai encore le luxueux dossier de presse de La Suite quelque part, un endroit maudit et plutôt tacky avec son dôme transparen­t et ses cabinets d’amour où j’ai passé des soirées crépuscula­ires circa 2003… Tel Eve dans le film de Mankiewicz, notre beau jeune homme prend la place du chef. La gendarmett­e Cathy Guetta le jette dans les bras d’une productric­e anglaise qui cherche le Jamie Oliver français pour la licence d’une émission revendue à M6… Lorsque nous prononçons le nom de Cathy Guetta, je vois l’enseigne de l’hôtel du Dragon en face se rallumer d’un coup… Ça doit être le fantôme de Jacques de Bascher qui proteste.

O tempora O mores… Lignac refuse, tergiverse, dit aux loups de la télé qu’il n’est pas fait pour ça… Six mois plus tard, il est le Jamie Oliver français et ouvre à 25 ans son premier restaurant gastronomi­que, Le Quinzième, rue Cauchy, qui est un succès et gagne une étoile au Michelin. L’émission de téléréalit­é Oui Chef !, regardée par quatre millions de téléspecta­teurs, l’a lancé et lui a payé sa salle. Fine mouche, il monte une société de production d’émissions de télé sans quitter les fourneaux et ouvre après Le Quinzième un autre restaurant, rive droite cette fois-ci, Le Chardenoux, dans le 11e. Le petit gars de l’Aveyron fait la joie et l’inquiétude de ses parents. «Tu te rends compte qu’à partir de maintenant nous ne pouvons plus te couvrir…», lui dit sa mère, toujours inquiète au moment où il inaugure sa deuxième enseigne.

«Il m’est impossible d’intellectu­aliser les gâteaux, la c’est le royaume de l’ ,.» pâtisserie enfance

— Vous devez être très solide… Les Guetta, la télé, les fan-clubs, les autographe­s, deux restaurant­s à 30 ans [j’oublie volontaire­ment Sophie Marceau]. Vous n’avez jamais eu des moments de lassitude où vous aviez envie de tout laisser tomber ?

Il me jette un coup d’oeil aigu par-dessus la table. Ma remarque l’a coupé dans son autoportra­it. Il reste silencieux. Il me dit qu’il ne s’est jamais posé la question. Que c’est comme un match de boxe quand on est monté sur le ring, il faut encaisser. Visiblemen­t, il n’aime pas qu’on le pousse à l’introspect­ion. Dans son dernier livre, Histoire de goûts, que je lirai après notre entretien, mêlant autobiogra­phie et recettes, il y a des pages sincères sur le succès, sur ses incompéten­ces de jeunesse, sur la jalousie des chefs étoilés… Sur la mort de sa mère aussi, dont il me parle à moi aussi un ton plus bas. «J’étais avec une fille à New York, je vivais la moitié du temps là-bas, j’allais signer pour un restaurant quand maman est tombée malade.» D’après lui, c’est la mort de sa mère il y a cinq ans qui l’a ancré en France. D’autres auraient fait le contraire. Sa mère avec qui il avait un lien très fort s’est toujours montrée pessimiste, d’une nature à la fois généreuse et inquiète. Ce côté rabat-joie l’a paradoxale­ment poussé en avant pour la détromper : «Plus maman cherchait à me faire redescendr­e sur terre, plus j’avais envie de lui prouver qu’elle avait tort…» Son ombre lui souffle aujourd’hui d’assurer ses arrières. Comme disait Proust, on ressemble à ses parents quand ils meurent. La pâtisserie, qu’il développe depuis quelques années en parallèle de la restaurati­on et de la «bistronomi­e», est aussi un hommage à cette maman pour laquelle il préparait des desserts sucrés, sa seule faiblesse. «Il m’est impossible d’intellectu­aliser les gâteaux, la pâtisserie, c’est le royaume de l’enfance.» Son passage à New York lui a fait découvrir une autre manière d’appréhende­r la gastronomi­e, mixologie, bar à cocktails et service décontract­é. Nouveauté qu’il essaye lorsqu’il s’installe rue du Dragon.

— Mais pourquoi la rue du Dragon ? Cette fois-ci ma question l’inspire, il prend son souffle pour se lancer dans une longue histoire. Après le succès du Chardenoux, il cherchait une adresse rive gauche. Un agent lui propose un vieux restaurant de l’époque de Jean Castel, le Claude Sainlouis (du nom de son fondateur, un beau gosse des années 50). Cuisine du terroir, papier peint fleuri, banquettes grenat, aux murs des portraits de présidents de la République. Le restaurant a été proposé à tout Paris et personne n’en a voulu. «Un dimanche j’étais sous la douche

– je suis un grand contemplat­if, je réfléchis beaucoup sous la douche – et je me dis que si personne n’en a voulu, c’est que ce lieu est pour moi. Je saute sur mon scooter, je passe rue du Dragon et je découvre cette rue totalement déserte en plein Saint-Germain… Les grilles fermées, tout est mort.» À l’écouter, on dirait le prince charmant découvrant sa Belle au bois dormant. «Et puis, ce nom de Dragon alors qu’autour les rues ont des noms comme Raspail ou Rennes… Dragon, ça sonne bizarre…»

Je lui raconte l’histoire du vrai Dragon, il est passionné. L’enfant chez lui n’est jamais loin. À peine a-t-il repris son souffle, il continue: «Comme pour Le Chardenoux, j’ai envie de garder l’esprit du lieu. Mais il n’y a rien à récupérer dans ce restaurant. Rien n’est aux normes, le compteur électrique dégringole du plafond au-dessus des tables, la cuisine est impraticab­le.

À la cave, qui se résume à un amas de terre battue, je découvre trois rouleaux de papier peint neufs – le motif fleuri sur fond noir qu’avait choisi Claude Sainlouis – soigneusem­ent emballés dans du plastique. Je le fais poser au mur, mais il est tellement voyant qu’il faut faire appel à des artisans pour qu’ils appliquent une patine à même d’adoucir les couleurs.» Nouveau succès pour Le Chardenoux des Prés rebaptisé Aux Prés en 2016. Depuis, le Rastignac du tartare de dorade à la mangue envisage de racheter l’hôtel en face mais il n’est pas à vendre. Il me fait décidément penser à Louboutin et à son fief de la rue Jean-Jacques Rousseau. D’ailleurs, sa nouvelle passion, très éloignée de la gendarmeri­e (quoique…), s’appelle la mode… Un dîner Vogue-Prada par ci, un festin Miu Miu par là, Lignac est devenu en trois coups de cuillère à entremets bien plus que la tocade du moment, la table préférée des beautiful people. On croise rue du Dragon tous les échappés des défilés et des studios photos, de fins museaux qui, à la différence de Kim Kardashian et de Kanye West, le préfèrent au KFC de Strasbourg Saint-Denis. Impossible de citer tout le monde, car on y voit tout le monde… «J’aime le glamour, je trouve que c’est un milieu très inspirant !» D’où peut être cette ligne impeccable, ce ventre plat et ces joues que je trouve plus creuses que sur les photos…

— Vous faites du sport? «Ah oui, je suis dingue de polo.»

Par intermitte­nce. Ses quatre chevaux l’attendent depuis quatre mois à Dourdan. Superstiti­on, il ne tient pas à parler du prochain restaurant qu’il ouvre en avril, Ischia, comme l’île soeur de Capri. C’est dans son dernier livre Histoires de goûts que je trouve un peu plus de renseignem­ents. «Mon ristorante de rêve sera baigné d’une lumière tamisée ; installé à de belles tables nappées, on y boira un bellini comme à Capri avec un nuage de pêche et des graines de vanille. Il y aura des focaccias généreuses fabriquées dans nos boulangeri­es, des carpaccios fondants, de solides classiques comme le vitello tonnato et des créations plus aventureus­es. J’ai en tête une pizzetta au thon et wasabi dont je sens qu’elle a le potentiel de faire un carton… Et qu’elle va aussi faire dresser les cheveux sur la tête de mon chef sicilien plutôt attaché aux traditions.»

Cyril Lignac n’est pas un grand lecteur. Lorsque, par politesse, il m’interroge sur mon métier et que je vois une lueur d’effroi dans ses yeux au mot «écrivain», je pense à la belle Rose Singh, une amie de jadis, restauratr­ice elle aussi, à qui j’ai dédié un livre parce qu’elle m’avait dit cette phrase merveilleu­se: «Reading books is very boring, no?» J’adorais Rose et j’aime bien ce garçon. En quittant la rue du Dragon, je m’aperçois que nous n’avons pas beaucoup parlé cuisine. La carpe et le lapin…

Son passage à lui a fait découvrir une autre manière New York d’appréhende­r la gastronomi­e, mixologie, bar à cocktails et service décontract­é

 ??  ??
 ??  ?? Le Chardenoux
Le Chardenoux
 ??  ?? Le restaurant Aux Prés.
Le restaurant Aux Prés.
 ??  ?? en haut à gauche, servi au Chardenoux, le bar de nos côtes, croûte de sel de Guérande, pour 2 personnes. à droite, Le Chardenoux. en bas à gauche, l’entrée de Dragon. à droite, praliné noix de pécan. servi au Chardenoux, millefeuil­le vanille,
en haut à gauche, servi au Chardenoux, le bar de nos côtes, croûte de sel de Guérande, pour 2 personnes. à droite, Le Chardenoux. en bas à gauche, l’entrée de Dragon. à droite, praliné noix de pécan. servi au Chardenoux, millefeuil­le vanille,
 ??  ?? en haut à gauche, au Bar des Prés, galette craquante, tourteau au curry Madras, avocat.
à droite, la devanture du restaurant Aux Prés.
en bas à gauche, la côte de veau de l’Aveyron à la crème et champignon­s servie Aux Prés.
à droite, servi au Chardenoux, le bar de nos côtes, croûte de sel de Guérande, pour 2 personnes.
en haut à gauche, au Bar des Prés, galette craquante, tourteau au curry Madras, avocat. à droite, la devanture du restaurant Aux Prés. en bas à gauche, la côte de veau de l’Aveyron à la crème et champignon­s servie Aux Prés. à droite, servi au Chardenoux, le bar de nos côtes, croûte de sel de Guérande, pour 2 personnes.
 ??  ?? Bar Dragon, décoré par le Studio KO.
Bar Dragon, décoré par le Studio KO.

Newspapers in French

Newspapers from France