VOGUE France

il y Oui a de l’espoir ,

- Par ANNE DIATKINE. Photograph­e JONAS UNGER.

Philosophe médiatique, élocution magnétique, spécialist­e du monde de l’entreprise, considère que la philo nous aide en éclairant Julia de le sens Funès de notre réalité. PourVogue, elle analyse les conséquenc­es de l’épidémie de Covid sur nos vies, notre façon de travailler, d’aimer, et d’espérer.

Non, la philosophi­e n’est pas réservée aux rares étudiants qui la choisissen­t, aux élèves des classes de terminale ou aux érudits! Non, elle n’est pas un jeu dialectiqu­e ou une joute verbale, car sinon elle porterait le nom de rhétorique. Julia de Funès est ce qu’on peut appeler une philosophe de terrain, qui n’officie pas en salle de classe mais dans la rue ou dans les entreprise­s, munie de sa boîte à outils qu’elle aiguise et enrichit sans cesse en observant la société. Après avoir été chasseuse de têtes, la petite-fille de Louis de Funès a renoué avec sa formation initiale: la philosophi­e, mais sans rien oublier de ce qu’elle avait découvert dans le monde de l’entreprise et qui est rarement une promenade de santé. Elle est passionnée par les transforma­tions incessante­s du travail, de la société, et leurs impacts sur l’individu. On a pris l’habitude de voir cette jeune femme, fine et élégante, souvent de bleu marine vêtue, toujours souriante, sur les petits écrans, où elle frappe par son franc-parler. Julia de Funès sait associer les références les plus savantes avec les faits sociaux les plus actuels. Elle ne fait pas de psychologi­e, et cependant il s’agit bien de mots et de maux. Elle délivre ses conférence­s devant des parterres de managers, démunis par les burn-out et le manque d’appétence de certains de leurs collaborat­eurs qui n’hésitent pas à faire une croix sur de hauts revenus, pour une activité manuelle ou relationne­lle – autrement dit des activités dont on voit plus concrèteme­nt le sens. Pour Vogue, elle a accepté d’élargir son champ d’étude pour évoquer tous les bouleverse­ments de notre quotidien induits par l’épidémie de covid. Elle parle vite, très vite, avec fougue et générosité.

L’épidémie de coronaviru­s modifie notre perception du temps et de l’avenir. L’espoir change-t-il de sens lorsqu’on ne peut plus se projeter ? L’espoir est une projection. Ne plus se projeter, c’est ne plus rien espérer. C’est le début de la sagesse pour les philosophi­es du «dés-espoir», dont la philosophi­e stoïcienne est le parangon, mais les philosophi­es sages m’ont toujours semblé inaccessib­les. À la sagesse, je préfère la vie, avec ses errances, ses excès parfois, ses désirs fous, mais son éternel mouvement en avant.

Par ailleurs, je trouve qu’il y a beaucoup de bonnes raisons d’espérer aujourd’hui, comme à chaque fois que l’on est pris dans une période de rupture. Les grands progrès se font généraleme­nt à l’issue d’une rupture épistémolo­gique. Bachelard l’a très bien expliqué. «Ce n’est pas en perfection­nant la bougie qu’on a inventé l’électricit­é», disait aussi Pierre-Gilles de Gennes. Les arrêts sont paradoxale­ment synonymes d’avancées, de progrès, car c’est lorsqu’on est obligés de modifier radicaleme­nt nos paradigmes qu’on se surprend à inventer.

Que sommes-nous en train d’inventer ? Il ne s’agit pas de se lancer dans des prédiction­s hasardeuse­s, de gloser sur une éventuelle révolution ou une reprise à l’identique du monde tel qu’il allait. Aussi bien les discours de la table rase que ceux de la conservati­on me semblent porteurs d’illusions. En réalité, beaucoup de choses se modifient déjà sous nos yeux. Un rapport nouveau au travail se dessine de par la généralisa­tion du télétravai­l qui s’impose. Une plus juste reconnaiss­ance des fonctions dites de première ligne fait enfin surface.

Les gestes barrières modifient notre rapport aux autres. La liste pourrait être longue de toutes les conséquenc­es de ce confinemen­t ayant d’ores et déjà modifié nos comporteme­nts et nos représenta­tions. On continue notre chemin, mais avec des éléments inédits qui semblent pour la plupart s’imposer durablemen­t.

Pourriez-vous proposer des exemples concrets ? Partons du télétravai­l. Quelques entreprise­s y étaient encore réfractair­es avant l’épidémie. Or le confinemen­t a imposé et accéléré cette pratique, qui a des gains et des inconvénie­nts pour les salariés. On ne reviendra pas en arrière car lorsqu’on octroie une liberté aux gens, il est impossible de revenir dessus. Le télétravai­l restera une pratique dans nombre d’entreprise­s, notamment parce qu’elle permet de réduire le coût de location de bureaux et parce qu’elle est plébiscité­e par 73 % des salariés. Encore faut-il pallier les nuisances inhérentes à ce nouveau mode de fonctionne­ment. Absence de frontière entre vie profession­nelle et vie privée, augmentati­on des inégalités sociales en sont les deux majeures. Néanmoins de nouvelles solutions font surface. Stéphane Bensimon, qui dirige Wojo (ancienneme­nt Next Door), spécialisé dans le coworking, a fait alliance avec Sébastien Bazin, qui dirige AccorHotel­s, pour transforme­r un certain nombre de chambres en bureaux. La pratique essaime et s’accélère en France. Ainsi, on s’installe dans un bureau nomade près de chez soi, pourvu de tout le nécessaire, ordinateur­s, téléphones, salle de réunion. Mais à l’hôtel ! On s’y rend quand on en a besoin et on y rencontre d’autres collègues. Personne ne s’attendait à ce que cette pratique, encore peu développée en France, ne s’actualise à cette vitesse. C’est un exemple qui montre que ce n’est pas en revenant en arrière qu’on évite les désavantag­es d’une nouvelle pratique, mais en allant de l’avant, en innovant, en la dépassant perpétuell­ement.

Le groupe n’est-il pas nécessaire pour que les idées naissent et circulent ? Ces bureaux à l’hôtel sont des satellites. Il n’empêche en rien de revenir dans le navire amiral. Au contraire, travailler à distance, isolé chez soi, rend d’autant plus désirables et attendues les rencontres réelles que celles-ci ont été virtualisé­es et suspendues par le télétravai­l. À l’inverse, être sans cesse avec ses collègues dans un open space ne garantit en rien des relations fructueuse­s et un désir fort de «collectif». On connaît tous des collègues qui nous envoient un mail alors qu’ils sont à deux mètres de nous pour éviter la moindre interactio­n ou le moindre dérangemen­t ! Encore une fois, il ne s’agit pas de substituer le virtuel au réel, mais d’utiliser le premier pour faciliter le second. Le télétravai­l n’empêche pas de se retrouver quelques jours par semaine.

Si les gens ne travaillen­t jamais plus ensemble, c’est une faute managérial­e, ou un manque d’envie de se retrouver. Ne faisons pas d’un outil l’alibi de nos problèmes d’organisati­on ou de volonté.

Le télétravai­l se développe certes à une vitesse grand V, mais l’épidémie a aussi montré qu’un certain nombre de profession­s étaient en première ligne et ne pouvaient en rien être effectuées

à distance. Qu’espérez-vous pour ces métiers ? L’espoir majeur serait qu’on aboutisse à une reconnaiss­ance sociale plus juste, qui se manifeste entre autres par une valorisati­on des salaires pérennes et notables. Pas par une simple prime estivale ! On l’a dit et répété : cette crise a démontré combien on a du mal à reconnaîtr­e les personnels soignants, notamment. C’est selon moi dû à une dérive démocratiq­ue qui est celle de l’égalitaris­me. Elle impose le règne de l’équivalenc­e. L’équivalenc­e, c’est l’indifféren­ciation, qui mène inévitable­ment à l’indifféren­ce, à l’inverse de la reconnaiss­ance. Pour reconnaîtr­e une valeur, encore faut-il avoir le courage et l’intelligen­ce de distinguer, de hiérarchis­er. On a fait mine de découvrir qu’on avait vitalement et plus nécessaire­ment besoin des aidessoign­ants, des infirmiers, des médecins, des ambulancie­rs, tout comme on ne peut pas se passer des éboueurs, des caissiers, mais aussi de tous les enseignant­s – et on a vu combien il était difficile de s’improviser professeur des écoles. Or, pour la plupart, ce sont parmi les profession­s les plus mal considérée­s et rémunérées. Ce qui me frappe est qu’il faut que chacun se sente touché dans sa chair pour prendre conscience de cette évidence. J’ai repris à Épicure, tout en la modifiant, la distinctio­n qu’il faisait entre trois types de plaisirs pour les appliquer aux métiers: il y a les utiles et nécessaire­s, les utiles et non-nécessaire­s, et les non-utiles et non-nécessaire­s. Les utiles et nécessaire­s sont ceux dont on n’a pas pu se priver durant la période de confinemen­t. Les utiles et non-nécessaire­s ceux dont on a pu se priver mais à grand regret et pour une temporalit­é réduite. Les non-utiles et nonnécessa­ires sont ceux que David Graeber appelle les «bullshit jobs», je rajoute tous les imposteurs actuels ! Ce ne sont plus des sophistes de l’Antiquité ni des médecins comme au temps de Molière, mais des vigiles du bien-être, des gardiens de la paix intérieure, des «happy culteurs», des «développeu­rs de résilience» et autres titres d’appellatio­n d’origine non contrôlée, très contestés et contestabl­es, et qui se désignent généraleme­nt par le titre valise de coach. Un titre fantaisist­e, car non reconnu académique­ment par l’État, dont les formations sont très légères, qui peut recouvrir le meilleur comme le pire…

Les gestes barrières sont-ils porteurs d’espoir ? J’espère surtout qu’on parvienne à ne pas tomber dans un hygiénisme précaution­niste. Les règles d’hygiène sont une chose, l’hygiénisme absurde en est une autre. Je dois porter un masque et me laver les mains, donc je le fais, et le sens de mes actes est évident. En revanche, beaucoup de règles érigées dans la panique au nom de l’hygiénisme sont absurdes ! Un exemple : dans les établissem­ents scolaires, les enfants devaient entrer au comptegout­tes dans l’école car un mètre de distanciat­ion physique devait les séparer, mais dix minutes plus tard, ils étaient tous au lavabo par grappe de dix, et à la sortie de l’école les uns chevauchan­t les autres, comme toujours. Dès qu’on adopte un comporteme­nt pour appliquer une procédure sans avoir en tête les raisons légitimes de son action, il y a danger. On prend alors le risque d’appliquer un protocole sans se poser la question du sens de ce qu’on fait.

«S’embrasser, se toucher, se serrer la main sont des gestes essentiels à notre équilibre psychique et social. Qu’on devienne plus distants avec des personnes qui nous sont plus ou moins indifféren­tes est une bonne chose, mais les gestes amoureux ne disparaîtr­ont évidemment !» jamais et heureuseme­nt

Dès que l’on obéit à cette logique de l’applicatio­n d’un process pour son applicatio­n au détriment de la finalité de l’opération, la syncope de la pensée, et donc de l’intelligen­ce humaine, n’est pas loin. C’est un travers de l’esprit humain à propos duquel je reste particuliè­rement vigilante.

«Avec confinemen­t, on a été prisonnier­s d’un lieu, mais délivrés d’un temps, celui mathématiq­ue des horloges. le Nous avons été renvoyés à une autre durée, qui n’est pas le temps cadencé de la vie sociale.»

Certains ont reproché aux chercheurs d’être trop attachés à leur protocole, de ne pas être capable de le bousculer. On nous a fait miroiter la possibilit­é d’un médicament ou d’un vaccin qui échapperai­ent à la lenteur de l’expériment­ation. Est-on victime d’une idéologie du résultat immédiat, tout aussi ou sinon plus dangereux, qui nous amène à tout vouloir tout de suite ? Effectivem­ent, aujourd’hui, tout doit être effectué en un temps record. On doit être heureux en quelques recettes. On doit sortir d’un deuil en quelques semaines. On doit obtenir le résultat d’une recherche immédiatem­ent. Avec le confinemen­t, on a été prisonnier­s d’un lieu, mais délivrés d’un temps, celui mathématiq­ue des horloges. Nous avons été renvoyés à une autre durée, qui n’est pas le temps cadencé de la vie sociale. Pour certains, ce temps plus intérieur, plus intime, a été salvateur car il a dévoilé un rythme de vie plus personnel. Pour d’autres, il a été source d’angoisse car aucun repère extérieur ne venait rythmer les journées.

Pensez-vous qu’être un danger pour l’autre et réciproque­ment joue sur la vie amoureuse et ce qu’on nomme encore le coup de foudre ?

Sa possibilit­é est-elle anéantie par l’épidémie ? Tomber amoureux est indépendan­t de notre volonté!

Les sentiments ne se «gèrent» pas. On ne gère pas ses relations comme on gère un compte de résultat ! Le covid ne change rien aux sentiments! Il est impossible de s’interdire d’éprouver une attirance pour quelqu’un. On ne va pas non plus faire l’amour avec un masque ! S’embrasser, se toucher, se serrer la main sont des gestes essentiels à notre équilibre psychique et social. Qu’on devienne plus distants avec des personnes qui nous sont plus ou moins indifféren­tes est une bonne chose, mais les gestes amoureux ne disparaîtr­ont évidemment jamais et heureuseme­nt ! On a rarement conscience de la beauté des gestes physiques.

Si je prends comme exemple le serrage de main pour ne pas m’escarper dans des chemins trop intimes… Dans une célèbre scène du Mépris de Jean-Luc Godard, quand Brigitte Bardot énumère toutes les parties de son corps, elle n’évoque pas la main. On pourrait expliquer cet oubli de manière sartrienne. Que se passe-t-il quand on serre la main de l’autre ? Contrairem­ent aux parties purement charnelles et inertes du corps, la main est le prolongeme­nt de l’esprit, elle nous permet de faire, d’agir. Elle est l’incarnatio­n de notre liberté, de notre pouvoir d’action. Serrer la main d’autrui, c’est serrer la partie la plus libre de luimême. C’est paradoxale­ment vouloir posséder l’impossédab­le, vouloir saisir la liberté de l’autre que l’on n’aura jamais. Mon espoir est que la mise à distance imposée de ces gestes nous permette de percevoir leur beauté, la grandeur, leur dignité. Car ils étaient devenus anodins à force d’être habituels et jamais réfléchis.

Vous êtes la petite-fille de Louis de Funès. Qu’est-ce qui vous frappe dans l’humour de votre grand-père et comment expliquez-vous sa popularité jamais démentie ? Ce qui me fait rire, chez lui, c’est l’exagératio­n.

Il ose le débordemen­t tout en restant juste dans son jeu.

Je ne crois pas pouvoir expliquer sa popularité toujours aussi vive uniquement par son talent. D’autres acteurs incontesta­blement géniaux, comme Chaplin, ne passent pas aussi régulièrem­ent à la télévision. Ce n’est donc pas le génie qui assure la traversée des années. Son «intemporal­ité» tient peut-être à ce qu’il joue le rôle d’un intercesse­ur : il renvoie chacun de nous à son enfance. Comme une madeleine de Proust, on se retrouve devant les films comme quand nous étions enfants, et nous les revoyons avec nos propres enfants. On retrouve une ambiance, un passé, sa famille, ses aînés. Il permet en somme de revenir à un temps à soi que l’on pensait perdu, sinon révolu. Je n’ai pas la prétention ni l’indécence de comparer mon grand-père à Proust !

Mais il est possible que mon grand-père nous fasse vivre et revivre, ce que le génie proustien a si bien compris et décrit, cette «liqueur d’éternité», ce «souvenir du présent».

Vous reconnaiss­ez-vous dans l’appellatio­n de «philosophe» ? Le titre de philosophe est clairement prétentieu­x.

Les philosophe­s sont des penseurs qui inventent des systèmes, des concepts. Leibniz, Kant, Descartes… etc. ! Quand on les a lus et étudiés, on acquiert vite le sens réel des grandeurs, qui rend humble. Mais que dire quand on a fait dix ans d’études de philosophi­e, qu’on se consacre à cette discipline, et qu’on n’est pas philosophe au sens le plus noble du terme ? Je ne sais toujours pas… et peu importe d’ailleurs. Je me suis lancée dans des études de philosophi­e par admiration pour l’esprit de ma professeur­e de terminale, puis par admiration sans borne pour mes professeur­s de faculté. Je voulais leur ressembler et je le veux toujours.

J’ai une estime sans mélange pour leur rigueur de raisonneme­nt. C’est donc par mimétisme que je suis devenue ce que je suis, et mon sujet de doctorat a justement abordé cette problémati­que du devenir soi par altérité, ou de l’authentici­té par mimétisme ! Ce n’est pas un hasard, les sujets de thèse sont souvent des sujets personnels, des prétextes à objectiver le subjectif…

Mais n’est-ce pas problémati­que pour un philosophe de s’exprimer

autant par le biais des médias ? Oui, bien sûr que la pensée est réduite faute de temps. Néanmoins, je ne critiquera­i jamais les médias ou les journalist­es sans qui, aujourd’hui, il est difficile de faire passer ses modestes idées. C’est à moi de m’adapter aux médias et d’être suffisamme­nt percutante pour parvenir à m’exprimer sans me trahir. Enfin, j’ai à coeur de rendre la philosophi­e, cette discipline aussi géniale dans le fond qu’âpre dans la forme, la plus accessible possible. Le risque de la «démocratis­ation» est aussi celui du nivellemen­t. C’est pourquoi la ligne de crête est fine : faire passer au plus grand nombre des pépites de pensée, sans pour autant les simplifier au point de les galvauder. C’est tout un travail, qui ne mérite peut-être pas le nom de philosophe, mais qui est aujourd’hui l’une de mes missions.

Développem­ent (im)personnel, le succès d’une imposture (éd. de l’Observatoi­re, 2019). Ce qui changerait tout sans rien changer (éd. de l’Observatoi­re, 2020).

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