VOGUE France

PAPILLONS DE NUIT

- Par LAURENT RIGOULET. page de gauche, petit matin au Studio 54, fin des années 70.

Du Studio 54 au Palace en passant par La Main Bleue, la nuit a filé ses heures les plus folles et les plus sacrées. Une parenthèse enchantée où les stars se révèlent et les inconnus s’étoilent. Sous l’oeil vorace des paparazzi. Vestiges instantané­s. Par Laurent Rigoulet

Que reste-t-il des nuits quand on les a oubliées ? Quand les drôles d’oiseaux de rencontre se sont envolés? Quand la frénésie et l’ivresse se sont dissipées sous un voile rêche de cendres froides et de pensées inertes ? Une image parfois. Prise à la volée, une image dérobée souvent, au coeur de la mêlée et de la fièvre, un flash de netteté dans le flou de l’insoucianc­e, un cadre auquel se cramponnen­t les corps en mal d’équilibre. Un vague souvenir qui devient l’image même de la nuit, son essence magique ou sulfureuse, son parfum nostalgiqu­e. La divine Maria Schneider improvise un dernier tango en blouson de cuir sous l’enseigne en néon de La Main Bleue, le night-club de Montreuil où danse le Tout-Paris des années 70. Liv Tyler et Stella McCartney, nobles enfants du XXe siècle, se font, dans une soirée Versace, des confidence­s qui ont la beauté d’un baiser, peau contre peau, décolletés luisant sous les étoles lamées et la lumière des flashs. On n’entend rien, on ne distingue rien, on imagine tout. David Bowie et Mick Jagger prennent la pose aux Bains-Douches dans la pâleur de leur ultime jeunesse. Au coeur de la nuit, des photograph­es sont là pour les voir. Comme le Marcello de La Dolce Vita, ils s’invitent à la fête et touchent de près la chair de l’idole, ils saisissent la face cachée d’une époque, sa trace secrète, ce tourbillon de vie dont la nature est de filer et de s’évanouir.

On se souvient grâce à eux que la nuit est un lieu sacré. Où les stars se révèlent, où s’étoilent les inconnus. Avant que les stars ne fassent elles-mêmes le travail en agrafant sur les réseaux sociaux les multiples tableaux de leurs vies nocturnes, avant qu’une nouvelle génération de célébrités nous plongent, telles Paris Hilton ou The Weeknd, dans l’intimité décadente de leurs chambres d’hôtel, la nuit avait un périmètre délimité où les rôles étaient bien répartis. Les photograph­es étaient rares et leurs clichés diffusés au compte-gouttes. Au Studio 54, le plus célèbre de tous les night-clubs qui illumina les nuits new-yorkaises au tournant des années 80, ils étaient une douzaine de paparazzi à faire le pied de grue après minuit devant l’entrée la mieux gardée du monde. Ils s’accrochaie­nt aux barrières et s’écharpaien­t pour épier les vedettes qui fendaient la foule, Marlon Brando, Frank Sinatra, Warren Beatty… Ils se glissaient dans la moindre ouverture pour photograph­ier ce qu’on voulait bien leur montrer. Ils ne manquèrent pas l’apparition de Bianca Jagger au centre de la piste sur un cheval blanc dont les rênes étaient tenues par de beaux jeunes hommes en tenue d’Adam, ils ne passèrent pas non plus à côté de Grace Jones qui avait pour habitude d’arriver nue à la fête. La nuit était fléchée. Tout semblait soigneusem­ent mis en scène par les maîtres des lieux dans un emportemen­t de lumières stroboscop­iques où dominait une lune de néon qui se gavait de cocaïne.

Leurs clichés firent le tour du monde et flamber la réputation de la discothèqu­e située au numéro 254 de la 54e rue, dans les hauteurs de Broadway. Ils donnèrent de l’épaisseur au secret. Puisqu’on voyait cela, on pouvait tout imaginer des scènes démentes qui se déployaien­t entre ces murs où s’inventa une nouvelle culture de la célébrité. On pouvait croire à toutes les légendes. Celles de Donald Trump, premier arrivé au bras de sa femme Ivana, tambourina­nt à la porte le soir de l’ouverture alors que la peinture séchait encore et qu’une orgie se préparait dans la cohue du dehors, corps entremêlés, sexes offerts à même le trottoir. Celles des jeunes filles qui arrivèrent nues sur un cheval pour obtenir leur sésame et se virent refuser l’entrée (seul leur monture passa la porte).

Celle new-yorkaise de la beauté et qu’on qui apparut fit tant attendre dénudée, que elle ses aussi, seins dans gelèrent. la nuit Celles des cercles secrets, à la cave, au balcon où les vedettes pouvaient se laisser aller à la plus extrême débauche. Nile Rodgers, le guitariste de Chic, habitué de l’endroit, raconte avoir assisté à des scènes torrides avec des célébrités dont il se plaît à taire le nom. Il avait lui-même son QG secret, son poste nocturne, dont il ne reste que l’image très floue de ses propres souvenirs, une cabine dans les toilettes des femmes où il offrait de la cocaïne, en échange (ou pas) de quelques caresses.

Les clichés, comme la nuit, sont d’une beauté fuyante. Les photograph­es habitués des coulisses du Studio 54, des Bains-Douches ou du Palace sont des fantômes. Ils se sont usés dans l’ombre de la fête sans y participer. Se faire oublier jusqu’à l’aube, ça n’est pas une vie ! Et ça ne donne pas un nom, tout juste du renom. À Paris, on se souvient de Foc Kan, figure discrète à l’impassibil­ité poétique, dont le métier était d’épouser la foule jusqu’aux petites heures du matin et d’en tirer un portrait. Il en a réalisé des milliers. C’est lui qui s’est planté face à Jagger et Bowie jusqu’à leur soutirer une grimace dans l’intimité des BainsDouch­es. À New York, il y avait Tod Papageorge, un type un peu épais qui ne ressemblai­t en rien à la faune qu’il photograph­iait. Il était entré au Studio 54 presque par hasard, par l’entremise d’une autre photograph­e de Sonia Moskowitz qui suivait Warhol comme son ombre. Il y a fait près d’un millier de photos, dont une centaine à peine furent montrées. Il venait de la fameuse école de la photograph­ie de la rue new-yorkaise. Comme le célèbre Weegee qui, lui aussi, se donna comme défi de s’infiltrer dans les soirées du grand monde, utilisant l’infrarouge pour ne pas se faire détecter par le flash.

Comme beaucoup de ses confrères, Papageorge était un drôle de voyeur que la nuit transforma­it en vampire. Il hantait les travées du Studio 54 jusqu’à ce que les corps s’effondrent dans les profondeur­s des canapés, chairs affalées et offertes, beautés dévorées par la nuit, endormies dans un décor excentriqu­e de fourrure, de baudruche et de plumes. Le photograph­e ne faisait rien pour se mêler à la foule en transe. Il s’en distinguai­t, au contraire.

La nuit avait un périmètre délimité où les rôles étaient bien répartis. Les photograph­es étaient rares et leurs clichés diffusés au compte-gouttes.

Et c’est lui, aujourd’hui, dont on aimerait apercevoir la figure, ce type qui passait de longues heures à piétiner au coeur de l’ivresse, cramponné à la devise d’une de ses idoles, CartierBre­sson : «Attendre et attendre, regarder et regarder.» C’était bien avant l’heure des smartphone­s et des clichés en rafale, Tod Papageorge portait en bandoulièr­e un appareil «lourd comme une brique». Il avait huit poses sur sa pellicule. Il fallait choisir son moment. Il se fabriquait des images mentales avant d’appuyer sur le déclencheu­r, il se faisait des films et c’est ce qui reste de ces nuits d’un autre temps. Le New-Yorkais revendique l’héritage de Brassaï qui fréquentai­t, lui, la jet-set du Paris des années 30, qui était l’ami d’Henry Miller et de Picasso. Brassaï fut le pionnier des photograph­es noctambule­s, il en fit un chef-d’oeuvre, Paris de nuit, éloge de la lumière artificiel­le et des paradis qui vont avec. Dans le texte qui accompagne les photos, Paul Morand écrit que «la nuit n’est pas le négatif du jour». C’est un autre monde. Qui n’en finit jamais de se reproduire et de proliférer.

Les images aujourd’hui circulent par milliers. Sur la toile, une aube chasse l’autre et les souvenirs se chevauchen­t. Les photograph­es ne cherchent plus à fabriquer des icônes. Ils ne prennent pas leur distance, ne se tiennent pas à la périphérie mais à l’épicentre de la fête. Ils ont des noms qui ressemblen­t à ceux des DJ – HM Soundsyste­m, Last Night’s Party, Nicky Digital. Ils se confondent avec leurs modèles et partagent leur vie sur les réseaux sociaux. Ceux qu’ils photograph­ient deviennent leur public. Qui se croise dans les soirées et se retrouve sur internet. «Mes amis et ma vie, dit Nicky Digital. Ils travaillen­t dans l’urgence. La célébrité est toujours plus vorace, toujours plus éphémère. Comme celles de leurs prédécesse­urs, leurs images vibrent de désir et de mélancolie. La nuit finira par les avaler, ça n’est pas un secret.

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 ??  ?? ci-dessus, coulisses du Crazy Horse, en 1985. page de droite, la chanteuse Cher reine du dancefloor au Studio 54, en 1977.
ci-dessus, coulisses du Crazy Horse, en 1985. page de droite, la chanteuse Cher reine du dancefloor au Studio 54, en 1977.
 ??  ?? Arrêt sur images des mémorables soirées des Bains-Douches.
Arrêt sur images des mémorables soirées des Bains-Douches.
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