VOGUE France

PARIS EST UNE FÊTE

- Par SIMON LIBERATI. Photograph­e MAXWELL AURELIEN JAMES.

Sous le théâtre des Champs-Élysées, le délicieuse­ment diabolique Manko réinvente le cabaret dans une extravagan­te revue érotico-burlesque où se presse la faune la plus VIP de Paris. Rencontre avec Emmanuel d’Orazio et Marc Zaffuto, les deux directeurs artistique­s du lieu qui assument totalement «la part de Régine qui est en eux». Par Simon Liberati

Sous le théâtre des Champs-Élysées, le délicieuse­ment diabolique réinvente le cabaret dans une extravagan­te Manko revue éroticobur­lesque où se presse la faune la plus VIP de Paris. Rencontre avec Zaffuto, Emmanuel les deux directeurs d’Orazio artistique­s et Marc du lieu qui assument totalement «la eux». part de Régine qui est en

«My pussy love two things : applause and cash.» Devant le rideau rouge, la perruque noire crantée à diadème tour Eiffel d’Allanah Starr, meneuse de revue du Manko Cabaret, lui dessine un profil court aux lèvres de poupée gonflable. Volte-face, elle agite des fesses grosses comme deux citrouille­s en gelée que surmonte une ceinture de bananes dorées, hommage de Jeff Stryker à Joséphine Baker. Et voilà qu’elle avance sur l’allée centrale du cabaret, distribuan­t sans trop de délicatess­e ses bananes au public. Dans le carré devant moi, les hommes d’affaires italiens ou libanais sont réjouis, leurs fiancées aussi, la lumière noire flatte leurs dentitions de céramique resplendis­santes. C’est fou le nombre de gens qui portent des fausses dents en soirée. C’est beaucoup plus visible que dans le métro à cause de la lumière noire… Allanah Starr entre dans notre carré et s’assied sur les genoux de mon voisin, un jeune kid à frange très apprécié des artistes de la troupe. Je pense à un passage du Satyricon de Fellini, au début je crois, dans le bordel de Subure. «Petite mise en bouche», une voix off nous l’a annoncé pendant qu’une créature se promenait avec un carton sur lequel était inscrit «No photo, no camera». Un hurlement strident près de moi à gauche, c’est Catherine Baba dont j’aperçois le charmant bec d’oiseau des îles planté sous un macaron de cheveux couleur Pulco citron (autre effet de la lumière noire). Catherine, que je croise à chaque fois que je viens au Manko, semble faire partie du spectacle, j’aime son enthousias­me mélancoliq­ue venu de la lointaine Australie jusqu’aux trottoirs des Champs-Élysées. «Trottoir de l’Élysé’-Palace Dans la nuit en velours Où nos coeurs nous semblaient si lourds Et notre chair si lasse.» Je regarde le jeune mignon au bout de la banquette. Sans Allanah, il ressemble à un ange et je repense à un autre ange à frange, une nuit lointaine de 1979 où je lisais Paul-Jean Toulet (auteur du poème ci-dessus) et où je traînais non loin d’ici avec S., un jeune homme de 16 ans à qui j’avais coupé les cheveux façon moine. Le patron de l’Élysée-Matignon voulait nous embarquer dans sa Rolls blanche Silver Spirit à toit vinyle garée sur le trottoir… Nous avions refusé. S. était mineur, son père pasteur méthodiste, et il n’avait pas envie qu’on lui fasse pipi dans la bouche ni qu’on le shoote à l’héroïne. La nuit était méchante alors… cruelle, du moins. Qu’es-tu devenu cher S. ? Un gros monsieur ou un pasteur protestant comme ton papa ? Peut-être est-ce toi sous le masque d’Allanah Starr, qui sait? Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui la nuit est plus gentille, plus tendre, plus propre qu’elle n’était autrefois. Un nouveau numéro commence, deux créatures de rêve SM devant un light show noir et blanc piqué sur Internet. Étienne Étienne de Guesch Patti en fond sonore. Les créatures de rêve sont super… Très sadiques, très José Bénazéraf 60’s… J’adore la blonde. Elle a un autre numéro : Elvis Presley, période blanche Las Vegas, avec un rouleau blond genre bigoudi rock sur le haut du crâne. Elle s’appelle Holly Bubble je crois, à moins que ce ne soit Julie Demont. Plus tard, Allanah, perruque rouge comme le rideau, jouera This is My Life de Shirley Bassey tout en mimant la boulimie avec des cartons de Quaker Oats de plus en plus géants. Il y aura aussi un contorsion­niste minuscule entièremen­t recouvert d’un collant noir, visage compris, qui agitera ses pieds sous notre nez, et Ginger Lynn en vidéo screen… Entre deux numéros, pendant une DJ session, nous allons danser avec Eva (Ionesco, l’épouse de l’auteur, ndlr) au milieu des tables. Eva est ravie, elle porte une robe longue des archives Jean Paul Gaultier achetée à l’Emmaüs du boulevard Rochechoua­rt et des cothurnes à rayures de son cher Christian L. Ses seins jaillissen­t de ses aisselles à cause d’une curieuse emmanchure… Son gros coeur doré en collier de chez Vivienne Westwood tressaute comme s’il battait vraiment au rythme d’un remix de Voulez-vous coucher avec moi ce soir… Catherine Baba ondule en compagnie d’un sosie gay de Kurt Cobain parfumé au patchouli. Come as you are… Le Manko est cet endroit délicieuse­ment diabolique qui vous transforme en artiste de cabaret. Rien de figé, la scène est dans la salle et la salle dans la scène. Les deux directeurs artistique­s, Emmanuel d’Orazio et Marc Zaffuto, ont su, en se sédentaris­ant, insuffler l’esprit «salut les copines» sans prétention de leurs désormais historique­s soirées Club Sandwich. Rendezvous est pris pour une interview de jour, à Paris dans le 20e arrondisse­ment où vit Emmanuel. En guise de mise en bouche, je leur demande de m’envoyer le listing de gens qu’ils se souviennen­t avoir reçus au Manko, depuis l’ouverture il y a deux ans. Ils sont tellement sympathiqu­es qu’on en oublierait presque que le 15 avenue Montaigne est un endroit prisé… Ce soir, je ne reconnais personne. D’autant que j’ai oublié mes lunettes entre mon Coca et le seau à vodka de Catherine… Le lundi suivant, en descendant du métro Télégraphe, tel Alain Delon dans Le Samouraï, je reçois le mail d’Emmanuel :

14 heures 30. Le quartier des Lilas est endormi sous un soleil de plomb. Passé Saint-Fargeau, le trottoir s’aère, grands espaces, ciel immobile… On se dirait hors de Paris, très loin des ChampsÉlys­ées. Immeuble fin 1950, huitième étage, un appartemen­t simple, presque vide, à peine aménagé, une jolie terrasse sur laquelle un ouvrier travaille. On voit Paris à nos pieds. Les deux garçons sont là, entre la tour Montparnas­se et la tour Eiffel, extrêmemen­t joyeux, l’air clair, bavards, très bonne mémoire, ils me font penser à Pierre et Gilles en 1980, même complicité, même vivacité, même charme. Première question : où, quand, comment ? «On a commencé en 2005 avec un petit bar, le Néo. C’était rue de Ponthieu, sous l’ancien Tanjia des Guetta. Un dimanche par mois, nous recevions nos copains. On se déguisait à peine, il y avait déjà des numéros, à poil sur le bar ou au milieu d’un cercle sur la piste. Le matin, on rentrait plus saouls que les clients, une main devant, une main derrière…» Tout prend forme en une nuit, à l’automne 2005, le soir de l’ouverture de la boutique Vuitton sur les Champs-Élysées. LVMH a loué le Petit Palais et pour l’after, tout le monde se retrouve au Néo. Trois cents invités surprise sur le trottoir… sauf que personne ne peut rentrer. Danielle (l’ex-portière du Mathis), bien dure, bien comme il faut, refuse tout le monde dont les Américains, dont Kanye West. Le lendemain, article dans style.com : il était une fois une soirée dont les cartons étaient plus difficiles à obtenir que ceux de Vuitton. Elle s’appelait «La Club Sandwich». L’affaire est dans le sac… Pourquoi La Club Sandwich ? Parce que le nom est venu au téléphone après une soirée arrosée. Marc était à Los Angeles, au bar du Mondrian ou du Château Marmont, il a cherché sur le menu et les mots «Club Sandwich» lui sont apparus en lettres de feu. Les grandes idées sont toujours simples. Emmanuel (ex-booker d’agence de mannequins) est tombé dans les paillettes tout petit à cause de Maritie et Gilbert Carpentier (comme nous tous… Même Sylvie Vartan a des larmes dans la voix quand elle évoque cet âge d’or). Marc est plutôt inspiré par les historique­s hystéries du Kinky Gerlinky (Londres 1990) : Boy Georges, Leigh Bowery, etc. Au rayon des perruques, ils mentionnen­t tous les deux Susan Bartsch, la délicieuse Suissesse du Copacabana et du Chelsea, amenée avec sa love parade à Paris par Thierry Mugler et Alix Malka. Après le Néo vint la Scala, encore dans son jus disco 80, puis l’Espace Cardin et chez Maxim’s. «Monsieur Cardin avait entendu parler de nous, il nous a dit : “J’ai l’Espace Cardin”. On a cru rêver.» Pierre Cardin (96 ans le 2 juillet) fait partie des bonnes fées et des piliers de la Club Sandwich… À une époque où la nuit était jean et chemise blanche, Emmanuel et Marc ont ramené leur glamour trash, gentil et instinctif. «On ne cherche pas à reproduire quelque chose, mais ce qui nous plaît et, par chance, ça plaît aussi à d’autres.» Pas seulement aux jeunes kids ou aux clients nippons du Manko (chatte en japonais), mais aussi aux vieux de la vieille comme Solange, une ex de chez Madame Arthur. «Solange possède un nombre incroyable d’archives de cabarets parisiens en VHS couleur ou noir et blanc (rires). À une époque, à chaque fin de soirée, on disait à Solange : “On va chez toi…” et on rentrait regarder tout ça. C’était génial. Elle a les seules images de L’Ange Bleu, le cabaret que Jean-Marie Rivière avait ouvert en 1975 après l’Alcazar et avant le Paradis Latin. Un reportage de la télévision allemande…» C’est à L’Ange Bleu des ChampsÉlys­ées que toutes les stars du genre, comme Galia Salimo (la Joséphine Baker de l’Alcazar) ou Marie-France, comparent le Manko. «Nous n’avons pas connu Jean-Marie Rivière mais nous lui devons beaucoup.» Et Régine dans tout ça ? Sur internet son nom surgit dès qu’on tape Club Sandwich… «Il y a du Régine en nous !», s’exclame Emmanuel avant d’éclater de rire. Il y a deux ans, à 84 ans, Régine décide de se «relancer» et fait appel aux deux lutins. «On a fait une soirée géniale au Balajo. Un mois de préparatio­n… Elle nous a donné des conseils simples : savoir dire non et toujours faire payer les boissons. On a enregistré une chanson avec elle et elle voulait partir en tournée !» Entre autres innombrabl­es fêtes inoubliabl­es, il me faut mentionner aussi la soirée «Double Je» pour Gilbert & Georges organisée par Thaddaeus Ropac. «Tous les copains sont venus dédoublés, certains avec une poupée gonflable parce qu’ils n’avaient pas trouvé de cavalier. C’était dément.» Marc me montre des photos sur son Mac Book. C’est, en effet, pas mal chargé en paillettes et perruques. Jamais de problème avec la police ? Si, une fois, chez Maxim’s pour leurs soirées «Chez lui». «Figure-toi qu’on n’a pas le droit de danser dans le bar impérial de chez Maxim’s. La police est venue, mais c’est Demi Moore qui nous a sauvés, elle a senti venir le truc et elle leur a parlé… C’est incroyable, mais ils sont repartis!»… Emmanuel me regarde de son oeil rieur derrière ses lunettes, presque étonné d’avoir cité un nom célèbre. Il s’en était pourtant débarrassé dans son mail de tout à l’heure, pour éviter la corvée du name dropping… Il est vrai que l’anecdote est cool. Je lui demande s’il l’a déjà racontée à la presse pour éviter les rabâchages… Non, il n’y a pas eu tellement de portraits d’eux dans la presse française. C’est New York qui a fait leur renommée parisienne, plus que Paris, et c’est aussi ce qui fait leur fraîcheur.

 ??  ?? ci-contre, Marc Zaffuto (à gauche) et Emmanuel d’Orazio, directeurs artistique­s du Manko. page de gauche et pages suivantes, photos issues du spectacle du cabaret.
ci-contre, Marc Zaffuto (à gauche) et Emmanuel d’Orazio, directeurs artistique­s du Manko. page de gauche et pages suivantes, photos issues du spectacle du cabaret.
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