VOGUE France

INTERVIEW

- Par Laurent Rigoulet

Cinq albums et plus de cinquante films après ses débuts adolescent­s, exhale toujours Charlotte cette aura Gainsbourg de fragilité gracieuse. Car la timide toujours complexée qu’elle est fonctionne aux défis: partir en tournée avec ses chansons, se mettre à la danse ou s’éprouver violemment chez Lars von Trier... Rencontre d’une grande sincérité.

la dernière rencontre avec Charlotte Gainsbourg s’était tenue chez elle, à New York, dans la maison de Greenwich Village où elle venait d’emménager. C’était au mois de janvier, en 2015, au moment de l’attentat à Charlie Hebdo, il faisait un froid polaire, une chaîne d’infos diffusait des images en sourdine. L’entretien était intense, passionnan­t, sans masque et sans détour. Il s’était déroulé sur deux jours, au rez-de-chaussée, entre un canapé et un tapis douillet. L’actrice, qu’on venait de voir dans Samba d’Olivier Nakache et Éric Toledano, l’avait conclu par une annonce : elle revenait à la chanson, et elle envisageai­t d’écrire en français pour la première fois, de se libérer du poids écrasant de l’héritage paternel : «Il m’a fallu du temps, disait-elle. Mon vocabulair­e vient de ses textes, mes mots sont ancrés dans ses phrases. J’ai tellement entendu ses chansons dans mon enfance. Il les écoutait continuell­ement.» Quand on lui parle à nouveau, cet automne, elle est à Biarritz, sur le tournage du nouveau film d’Yvan Attal. Elle a passé l’été à chanter ses compositio­ns très intimes, en français, devant des milliers de personnes. Sa voix est claire et joyeuse.

Ce désir d’écrire de manière très personnell­e vous vient-il de loin ? Quand j’ai commencé à m’y essayer, lors d’une tournée, je recyclais des bribes de journaux intimes. J’en ai toujours écrit. Ma mère m’avait offert un livre à cet usage quand j’étais enfant, elle voulait m’encourager à me raconter. Ça n’a pas pris. Mais à l’adolescenc­e, vers l’âge de 14 ans, je me suis mise à écrire ce qui me passait par la tête. Au début je le faisais pour quelqu’un et je lui faisais lire. C’était une forme de correspond­ance sauf que, moi, je ne recevais rien en retour. J’écrivais sans doute des choses que je ne parvenais pas à exprimer autrement mais surtout je mentais ! Je m’inventais une vie totalement fantaisist­e, j’exagérais tout, j’extrapolai­s. Il n’y avait rien de véridique dans ce journal, mais j’ai ainsi découvert le plaisir d’écrire à un très jeune âge. Vous avez demandé des conseils à Étienne Daho et à votre mère sur l’écriture, que vous ont-ils dit ? Étienne m’a toujours dit, mets-toi au piano et écris. Il pensait depuis longtemps que je pourrais vaincre sans mal mes inhibition­s et qu’il me suffisait de me jeter à l’eau. Beck m’avait d’ailleurs dit la même chose. Il trouvait que je me faisais tout un plat de l’écriture des chansons, il m’encouragea­it à écrire n’importe quoi, même des choses un peu honteuses. Il voulait me convaincre que les premiers pas serviraien­t de déclencheu­r. Quant à ma mère, elle m’a encouragée comme une mère. Elle a soutenu mon désir de franchise. À vrai dire, ça ne posait pas problème.

Dans ma famille, l’expression a toujours été assez intime. Mon père n’écrivait que des choses très personnell­es, et ne les déguisait pas tant que ça. Il écrivait pour ma mère, à la première personne.

C’était donc très évident pour moi d’écrire de cette façon, je ne me suis jamais dit qu’il fallait que j’emploie des détours comme dans un scénario où on change les noms des personnage­s. Je n’ai rien voulu déguiser, rien brider. L’écriture n’a rien de naturel pour moi, je n’allais pas me mettre en plus des bâtons dans les roues. Aviez-vous conscience, en vous confiant ainsi sur la page, que vous le feriez un jour sur scène devant des milliers de gens ? Pas du tout. Je ne pense pas aux concerts quand j’enregistre un disque. La scène n’a rien d’évident pour moi. Tout me vient par étapes, je suis très lente, j’aime prendre mon temps. J’aurais pu passer encore plusieurs années à enregistre­r, je n’avais pas envie que ça s’arrête. Quand j’ai fini par réaliser que j’allais chanter tout ça en public, je me suis demandé si j’allais souffrir de vivre longtemps avec ce disque où je parlais beaucoup de ma soeur Kate et de sa disparitio­n, si j’allais supporter de retourner, soir après soir, dans les souvenirs. Ça n’a pas été douloureux. J’ai chanté avec son esprit en tête et j’en ai fait des moments privilégié­s. C’était ma troisième tournée, la première où je chantais en français, et j’ai senti que le public était touché, le côté intime de la scénograph­ie m’a rapprochée des gens, ça semblait leur faire plaisir. Et moi, je luttais moins contre la musique que dans le passé, où je m’entourais de sons rock plutôt durs alors que ma voix ne portait pas assez. Cette fois, on m’a fait de la place, j’ai pu chanter comme sur l’album, sans forcer, m’exprimer de manière intime. Je me suis autorisé des choses. Comme d’interpréte­r Lemon Incest, que vous avez enregistré­e à 12 ans. Comment cette chanson vous a-t-elle accompagné­e dans votre vie? C’est une de mes chansons préférées parmi celles que mon père a composées pour nous. Et j’avais l’impression que je n’allais jamais pouvoir en profiter. Je ne l’ai chantée qu’une fois en studio avec lui, à New York, en été, pendant les vacances scolaires. Le studio était en pleine campagne. Je ne pensais qu’à me baigner dans la piscine. Mon père avait l’air heureux, c’était un moment magique. J’étais au pensionnat quand la chanson est sortie, je n’ai pas fait de promo, je ne regardais pas la télévision, je n’ai pas vécu en direct le petit scandale qu’elle a provoqué. Je n’ai réalisé qu’ensuite l’ambiguïté des paroles, mais ça reste, pour moi, un moment très touchant, un des instants les plus précieux que j’aie pu vivre avec mon père dans le travail, plus encore que l’album qu’il a entièremen­t écrit pour moi. Je sentais que ce souvenir s’éloignerai­t peu à peu, et c’est pour cette raison que j’ai voulu chanter Lemon Incest sur scène. Je me suis demandé comment faire exister la voix de mon père puisque c’est un duo. Ça m’a semblé impossible et je me suis mise à l’interpréte­r moi-même, à reprendre sa voix. Si les gens n’entendent pas mon père à ce moment-là, c’est dommage, moi je l’entends, je revis un peu de la magie que nous avons partagée.

Je n’ai aucun talent d’écrivain, il me reste au moins la sincérité.

J’ai découvert très tôt que je pouvais me libérer de moimême dans les scènes physiques, voire dans les scènes de violence. Elles sont plus faciles à jouer parce que l’esprit est tout de suite capté par l’action.

J’aurais adoré grandir dans une famille où la beauté physique n’avait pas d’ımportance mais malheureus­ement, ça n’était pas le cas.

Vous semblez prendre corps de plus en plus quand vous êtes sur scène. Je me suis dit qu’il fallait que j’y aille. Que j’arrête de faire semblant. Quand j’ai commencé à donner des concerts sur le tard, j’avais l’impression qu’il fallait encore que je prouve que je n’étais pas une débutante, alors que j’avais franchi une à une toutes les étapes de ce métier. J’avais un peu honte de mes défauts, honte de ne pas chanter assez fort, honte de faire des fausses notes, honte de ne pas jouer d’un instrument. Et honte de ne pas savoir bouger. Je me demandais un peu ce que je foutais là. Je ne me trouvais ni chanteuse, ni musicienne, ni danseuse, j’étais une interprète, une pauvre interprète. Alors que cette année, avec mes textes, j’avais quelque chose à défendre, il fallait que je m’engage, que je monte physiqueme­nt au créneau et je me suis acceptée telle que je suis, moins gênée de me sentir gauche, plus à l’aise avec le corps qui est le mien et avec le fait que je ne sais pas vraiment danser. J’adorerais danser.

Ça viendra ?

Pour l’instant, c’est plutôt de l’ordre du fantasme. Le côté physique de la danse m’a toujours attirée mais je n’en ai jamais fait parce que c’est une forme d’expression totalement extraverti­e, très assumée, qui va bien au-delà du jeu d’actrice. J’adorerais me diriger vers ça, j’aime les défis, je suis toujours séduite par ce qui est à l’opposé de ce que je suis. Ce qui me plaît dans la danse, c’est l’effort. À chaque fois que j’ai été dans l’effort, ça m’a permis de m’oublier moi-même, d’oublier mes problèmes. J’aimerais être portée par la danse, mais ça me paraît assez improbable. Il y a des cinéastes qui ont libéré votre rapport à votre corps ?

Malheureus­ement, on ne m’en propose pas beaucoup. Pas mon style! Dans La Petite Voleuse, j’avais une scène de bagarre, et je me souviens d’avoir pris mon pied au point d’en être moi-même surprise, un plaisir un peu honteux certes, mais très intense. Je n’ai pas eu beaucoup d’autres occasions de me lâcher jusqu’aux films de Lars von Trier où il fallait que je m’engage physiqueme­nt. Le tournage d’Antéchrist n’a pas été simple. Je vivais dans un petit hôtel très glauque de la campagne allemande. Je m’y sentais en prison. Le scénario était bourré d’histoires de sorcelleri­e et je faisais des cauchemars tout le temps. Il vous a aidée à vous livrer physiqueme­nt ? Non, pas du tout. Lars me déstabilis­ait. Je ne comprenais rien à sa direction d’acteurs, il demandait tout et son contraire. Quand il a fallu que je me masturbe sur une souche d’arbre, j’étais quand même très inquiète, ça ne m’amusait pas beaucoup de faire ça devant toute une équipe. J’ai essayé d’y aller à ma façon, plutôt douce et gracieuse. Il est venu me voir et m’a dit, «mais ça ne va pas du tout ! C’est pas ça ! Vas-y à fond» et comme j’avais envie de lui plaire, je me suis lâchée. J’ai fini par comprendre que la qualité de mon jeu ne l’intéressai­t pas ; il voulait juste voir jusqu’où j’étais prête à aller. Et moi, ça me convenait tout à fait. Ça me faisait du bien de hurler comme une démente dans la forêt. J’apprécie qu’on me permette de souffrir pendant un certain laps de temps. De m’oublier dans la violence. Lars m’a aussi demandé de jouer la mort. Un autre pari. Une de ses collaborat­rices est venue me dire à quel point c’était important, que Lars avait toujours donné une place exceptionn­elle à la mort dans ses films, et qu’il avait toujours réussi à bien l’incarner. Ça m’a foutu la trouille, ça m’a complexée, et il m’a mis, lui-même, une pression terrible en me citant toutes celles qui étaient merveilleu­sement mortes dans ses films. Il m’a lancé un défi en me parlant des autres actrices et j’ai vraiment tenté de le relever. J’ai toujours aimé la compétitio­n. On vous a beaucoup vue dans les publicités, sur les murs de nos villes ou dans les magazines. Vous vous voyez comme une icône glamour ? Pas du tout. Je ne prends pas ça très au sérieux. Et ma beauté, franchemen­t, je ne la sens pas. Je suis toujours aussi complexée. Les jolies actrices, on leur propose des parfums ou des produits de maquillage. Moi non. Je ne serai jamais une icône glamour. Il arrive qu’un cinéaste ou un photograph­e me magnifie, grâce à la lumière, à la qualité de l’instant précis, mais je ne suis pas un mannequin, loin de là. J’en reste toujours à cette phrase qui décrit mon personnage dans L’Effrontée, un rôle qui n’était pourtant pas prévu pour moi: «Une jeune fille tantôt jolie, tantôt moche.» Une descriptio­n un peu ingrate que j’ai toujours prise pour moi.

Mon père était très porté sur la question et ma mère aussi, qui vivait dans l’admiration de la beauté très hollywoodi­enne de sa propre mère. On avait l’impression qu’il n’y avait que le physique qui comptait. Quand on ne se sent pas soi-même à la hauteur, ça n’est pas toujours agréable à vivre. Surtout au début de l’adolescenc­e, quand on commence à y faire attention. J’avais une mère superbe, une soeur superbe, une belle-mère superbe, Bambou, une demi-soeur superbe, Lola, la fille de Jacques Doillon… Je l’entendais, tout le monde le disait, et moi j’étais la fille marrante avec un physique rigolo, ça marque beaucoup. Votre rapport à la beauté a évolué avec le temps ? Non, mais aujourd’hui, je m’en fous un peu. Même si je ne trouve aucun plaisir à me voir vieillir, loin de là.

Je ne pense pas qu’on s’apaise avec le vieillisse­ment, je le vois comme une galère. J’ai 47 ans. Si tout va bien, il me reste longtemps à vivre, mais le plus facile est derrière moi. Je ne parle pas que de beauté mais d’aptitude physique, tout ne sera que déclin, avec de la magie à certains endroits certes, mais on ne peut pas faire semblant de ne pas le voir. Jusqu’à présent cette angoisse ne m’a pas freinée, et j’espère qu’elle ne me freinera pas, mais je n’en sais rien.

«J’ai grandi avec l’idée que le malheur est séduisant», disiez-vous lors de notre dernière rencontre. Vous partagiez avec votre mère la même mélancolie qu’avec votre père ? Avec mon père, tout était très mis en scène. Il était très russe, très théâtral dans sa manière de pleurer. Quand il m’emmenait déjeuner chez Goldenberg, je savais qu’il allait demander qu’on joue A Yiddishe Mame et qu’il allait se mettre à pleurer. Ça n’était pas spontané. Les émotions n’en étaient pas moins vraies, mais il mettait sa tristesse en scène. Quand sa propre mère est morte, il jouait en boucle Pavane pour une infante défunte de Ravel, je sentais quelque chose de fort, et d’un peu fabriqué. Mais je n’étais que spectatric­e de sa mélancolie solitaire, je n’ai pu que l’observer. Nous avions une relation très pudique, lui et moi, on parlait mais jamais sur le ton de la confidence. Je n’avais que 19 ans quand il est mort et malheureus­ement toutes les conversati­ons d’adulte que j’ai avec ma mère, et qui sont plus instinctiv­es, plus naturelles, je ne les ai pas eues avec lui. Mais ma mère n’est pas mélancoliq­ue, elle est nostalgiqu­e, c’est très différent. Vous l’avez filmée récemment. Que souhaitiez-vous découvrir d’elle ? Je l’ai filmée lors d’un concert à Tokyo et elle a détesté l’expérience. J’ai fait une interview d’elle qu’elle n’a pas aimée. J’ai sans doute été maladroite, pas assez profession­nelle. Je voulais capter sa prestation scénique telle que la perçois, la magnifier, lui montrer toute l’admiration que j’ai pour elle. Et je désirais aussi la regarder de près, le film était un prétexte pour m’approcher d’elle le plus possible. Je souhaitais aussi montrer des discussion­s entre nous, j’ai cherché à provoquer quelque chose, je m’y suis mal prise, j’allais sur le terrain de l’intime en présence de l’équipe de prise de vue, ça ne lui a pas plu, elle s’est sentie mal. Elle ne s’est pas laissée faire. Quand je lui ai proposé d’aller la filmer à New York au Carnegie Hall, elle a dit: «Ah non! c’est fini!» Et je l’ai compris. Elle a raison. Elle n’a pas à s’infliger ça.

Vous revenez au cinéma après la longue coupure de la tournée musicale.

Où en êtes-vous dans votre métier d’actrice ? J’étais un peu troublée ces derniers temps. J’ai tourné un nouveau film avec Yvan Attal (Mon chien stupide, d’après John Fante) et j’ai beaucoup peiné au début. Je pensais enfin avoir acquis une méthode, une technique pour appréhende­r les rôles, les tournages, mais là elle ne fonctionna­it pas, et ça m’a déstabilis­ée. Je me suis sentie à nouveau comme une parfaite débutante. Un peu comme sur les tournages de Lars von Trier où on a beau préparer tout ce qu’on veut, tout se joue sans filet. En même temps, je trouve ça bien de se remettre en question à chaque projet.

Certains rôles peuvent me porter, mais ça n’est pas moi qui porte les rôles. J’ai trouvé un peu brutal de m’éloigner de l’univers des concerts où je m’étais fabriqué un monde à moi, intime, à mon échelle, un monde où je m’étais habituée à moimême, et de rejoindre le plateau de cinéma où je suis à nouveau livrée au regard des autres. En position instable. Mais je suis encore traversée par le désir de cinéma, il est intact. Il y a des metteurs en scène avec qui j’ai envie de tourner. Mais je n’aime pas me voir.

La beauté, ça m’est égal, mais le temps qui passe, j’ai beaucoup de mal.

Je me sens toujours en situation d’imposture et ça me convient, sinon j’ai l’impression de faire semblant d’être à la hauteur et je n’aime pas ça. Il faut que je sois sincère avec ce que je suis : je n’y crois pas à moi comme actrice !

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