VOGUE France

LE FÉTICHE BLEU

pour Charlotte Gainsbourg

- Par Simon Liberati

J’ai probableme­nt vu des jeans pour la première fois en 1961, quand un groupe de blousons noirs du 14e arrondisse­ment a cerné mon landau bleu marine et craché sur ma mère. Une agression qu’elle m’a racontée plusieurs fois et pour moi, avec le recul, un genre de baptême païen. C’est dans un volume du Club des cinq emprunté à la bibliothèq­ue du couvent Sainte Scholastiq­ue (Tarn) que j’ai découvert à la fin des années 60 l’orthograph­e du mot «blue jean». Je me suis longtemps interrogé pour savoir qui était cette personne (je prononçais Jean comme le prénom de Cocteau). Je ne sais plus comment j’ai fini par comprendre que ce «jean» était en fait le nom des pantalons qu’il m’arrivait de porter le samedi après-midi pour aller en promenade à Fontainebl­eau. Car le jean était interdit (à cause des blousons noirs) aussi bien au collège qu’à l’église où j’allais le dimanche. La connotatio­n érotique du jean, entre autres du jean coupé en short, plus douce, m’est venue vers 1972-1973 en regardant sur une télévision bulle en noir et blanc les émissions de variétés à l’ORTF avec Serge Gainsbourg et Jane Birkin. À peu près à l’époque où je vis en vitrine d’un magasin de disques de la rue de Rennes la couverture au teddy bear du 33 tours Melody Nelson. Mais c’est trois ou quatre ans plus tard que le bleu lavasse entrera dans ma chambre en écoute repeat sur la chaîne hifi Dual : «À son regard le vice donne un côté salace Un peu du bleu lavasse de sa paire de Levi’s.» Les talk-over de Variations sur Marilou, chanson de l’album «L’Homme à la tête de chou» : «Elle s’y Coca colle un doigt» «le zip de son jean» et «l’atoll de corail» exercèrent un fort pouvoir de fascinatio­n que je mélange dans ma mémoire avec un dessin exécuté au crayon par le criminel américain Gary Gilmore, une fille en short, sa petite amie (Nicole Baker) dessinée peu avant son arrestatio­n. J’avais vu ce dessin en 1977 dans Paris-Match au moment de l’affaire Gilmore, condamné à mort volontaire et fusillé à Salt Lake City.

Auparavant, en 1974, il y avait eu le numéro 5 d’Absolu (le magazine érotique de Claude François) consacré à une série de nus de Bardot pour ses 40 ans. Photograph­iée par son chevalier servant d’alors, Laurent Vergez. Elle portait sur l’un des clichés un short en jean ouvert sur son pubis planté bas.

Ce qui m’attire dans le jean, c’est la saleté, l’usure, la transpirat­ion. L’idée qu’il se porte à cru sans slip. Le jean repassé (comme ce fut la mode dans les années 70 chez les vieux beaux et les princesses en blue jean) trop propre ou trop neuf est antisexe. La petite culotte fleurie ne me met pas non plus en joie et encore moins le string. Toute ceinture fine, en toile, en box, à boucle mexicaine est prohibée. Le ceinturon me semble la seule option sérieuse, même si son absence est peut-être plus érotique. Le «concho belt», ceinturon indien et autres aigles peuvent ajouter du poids à l’objet quand il se dégrafe. Aux boutons, je préfère le zip, celui du 500Z, ancêtre du 501. La photograph­ie signée d’Andy Warhol, apparentée à la série «Torsos» (des bites, en fait) représenta­nt le bas-ventre de Corey Tippin (et non pas de Joe Dallesandr­o) emprisonné derrière le zip d’un jean, objet qui constitue la pochette originale de l’album des Rolling Stones «Sticky Fingers», reste un sommet, je me souviens d’avoir baissé la fermeture Éclair et d’avoir été déçu de ne rien trouver à l’intérieur. Les traces d’éjaculatio­n, de cyprine, ou de manière générale les taches douteuses sur les braguettes des jeans ou même sur les cuisses leur apportent beaucoup de charme.

Avant d’écrire cet article, je me suis renseigné et j’ai découvert l’existence du bleu de Gênes (tenue de marin génois) et de la serge de Nîmes (phonétique­ment corrompu en denim). Un nouveau prénom, celui bien trouvé de «Serge», est désormais attaché à l’objet. J’ai découvert aussi la raison d’un snobisme que j’avais relevé sans chercher à me l’expliquer. Autrefois, il était de bon ton d’acheter des jeans anciens (avec le liseré rouge) chez l’Indien, une boutique des Puces. Les derniers blousons noirs des années 70 les portaient avec un revers assez large afin de montrer le liseré. Les vieux jeans étaient tissés sur des métiers de 70 cm (les laizes). Cette technique ancienne a été abandonnée par les Américains dans les années 60 au profit de métiers plus larges, le liseré a disparu.

À la même époque (celle de l’Indien), j’ai vu Niagara d’Henry Hathaway à l’Action Christine et j’ai été très étonné de découvrir la forme étrange des jeans de Marilyn Monroe, avec une taille extraordin­airement marquée. Du sur-mesure. Il était réputé aller mieux aux hanches étroites, mais la plus belle forme féminine, à l’opposé des tailles basses, reste le jean taillé très haut qui s’est porté pattes-d’eph’ durant toutes les années d’or (par Cher, Anjelica Huston ou Jacqueline Bisset, entre autres).

La question de l’usure nécessiter­ait à elle seule un long développem­ent. L’usure doit être anatomique (braguette, muscles cruraux, genoux), le dégradé peau-de-pêche Lothar’s, le stone wash de Marithé et François Girbaud ou pire, le sablage turc made in Istanbul sont évidemment signes de décadence.

Pour hommes, le style «hustler» reste le must. J’ai revu Flesh de Paul Morissey (1968), un des plus grands films du genre avec Macadam Cowboy (1969) qu’il a inspiré ; j’ai revu la lumière dorée très actuelle, le bandana, le crucifix (qu’on retrouvera avec Madonna), un épisode où Joe enlève son jean sur le lit près de Patti d’Arbanville, le soulèvemen­t de hanches pour faire glisser le pantalon, geste cool, offert et intime par excellence.

J’ai revu aussi Je t’aime moi non plus (1976), que j’avais visionné au début des années 80 en projection spéciale en présence de Joe Dallesandr­o à Chaillot ou à l’Olympic, je ne sais plus. La petite voix de nez de Joe Dallesandr­o, plaintive et grinçante, n’est pas sans évoquer la déité noire Marlon Brando.

L’imperfecti­on des modèles originaux (Jimmy Dean, Joe Dallesandr­o), leurs jambes courtes, en fait le charme.

Madonna 83, pré-Virgin, époque Burning Up/Maripol/ Jellybean Benitez, avec ses jeans en haillons trop grands, trop bleus, trop propres, trop crevés aux genoux, portés sur des leggings en dentelle blanche, ne m’a jamais fasciné, mais il y a chez elle un côté franc du collier, un jeté en avant qui imprime sa patte.

Ensuite, il faudrait parler et reparler pour la déité noire (Marlon B.) de L’Équipée sauvage (László Benedek, 1953, vu près d’une centaine de fois) et de son double en couleurs Scorpio Rising (vu autant de fois). Il faudrait rendre hommage aux †Gays SM de New York, ceux de l’Anvil, du Mineshaft, du Toilet et de toutes les boîtes envolées du Meat Market. Il faudrait célébrer les cérémonieu­x urophiles qui rendirent aux jeans leur grandeur pisseuse et les dessinateu­rs gays ombreurs de paquets bleutés.

Et pour finir, je voudrais aborder la question du déhanché. La mise en valeur du jean en tant que fétiche bleu érotique passe par le déhanché, celui des marins de Cocteau relancé par Elvis the Pelvis Presley désigné par Kenneth Anger comme «la première star salope depuis Shirley Temple».

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