CORPS ET DÉSACCORDS
D’Egon Schiele à Jenny Saville en passant par Francis Bacon ou Hans Bellmer, la représentation du corps dans sa réalité la plus crue, désirable, inquiétante ou même repoussante fascine Charlotte Gainsbourg. Strip-tease d’une obsession.
Alors que surgit ici et là ce qu’il faut bien nommer un néopuritanisme, l’actuelle exposition Egon Schiele (1890-1918) à la fondation Louis Vuitton rappelle opportunément à quel point la fonction de l’art depuis maintenant plus d’un siècle est de nous dire la vérité crue sur l’être humain, vérité de son corps et vérité de l’esprit qui habite tant bien que mal ce corps. Il n’y a pas plus grande virtuosité que celle de Schiele pour révéler comment la moindre émotion, de l’abandon le plus tendre à l’interrogation la plus angoissée, façonne notre apparence.
Si l’art moderne choqua d’abord une grande partie du public, ce n’était pas d’être cubiste, futuriste ou abstrait, non, c’était au contraire d’être réaliste, de montrer la réalité telle qu’elle était, c’est-à-dire pas toujours très belle, parfois franchement hideuse, ou bizarre, ou inquiétante, voire effrayante. Que reprocha-ton d’abord à L’Olympia de Manet ? D’avoir l’air maladive ! Trop maigre, trop pâle, la Victorine Meurent ! Les bourgeois d’alors auraient préféré une Vénus rose aux formes parfaites, c’est-à-dire une femme qui n’existe pas. Pire, soupçonnant le modèle d’être une prostituée, ce que les messieurs ne voulaient pas voir, c’était cette femme ordinaire qu’ils fréquentaient peut-être, mais en cachette… L’artiste moderne ne donne pas à rêver, il donne à voir ce que jusqu’alors on préférait ne pas voir. Lorsque Egon Schiele se représente lui-même exhibant un sexe turgescent, son regard un peu sournois à l’adresse du spectateur semble dire : «N’est-ce pas là ton état aussi, lorsque tu es en présence d’une femme nue que tu désires?» Parce qu’il mettait en lumière des corps nus qu’il aimait et qui s’aimaient (beaucoup de couples enlacés dans son oeuvre), mais qui pouvaient, comme celui de tout un chacun, avoir l’épaule anguleuse ou la cuisse bosselée, on le mit à l’ombre: trois semaines de prison pour «diffusion de dessins immoraux».
Mais sous les chairs marbrées de bleu et de vert, une autre vérité se profilait: les corps idéalisés de la peinture académique étaient éternels, les corps vrais des modernes montraient qu’ils étaient corruptibles, réalité qu’il n’est pas agréable de se voir rappelée. Il est significatif que Lucian Freud (1922-2011), petit-fils d’un autre Viennois célèbre, dont l’oeuvre se concentre sur les visages et les corps de son proche entourage et sur des autoportraits, ait abandonné la manière lisse et claire de ses débuts pour une matière rugueuse, granuleuse, des couleurs de terre, des touches dissociées, comme si ces chairs, et pas seulement celles des vieillards et des obèses qu’il s’est particulièrement attaché à peindre, étaient déjà dans un processus de décomposition. Quant aux très grands formats de Jenny Saville (1970), qui s’inscrit dans la continuité de Lucian Freud, ils ont pour finalité de mettre le spectateur carrément le nez sur des corps devant lesquels il préférerait fermer les yeux: adipeux, monstrueux, meurtris, des cadavres peut-être. Saville est une admiratrice de Willem de Kooning, l’un des «grands» de l’expressionnisme new-yorkais, qui peignit les «Women» les plus gaies, les plus mamelues, les plus agitées et les plus féroces de l’histoire de la peinture. De Kooning qui prétendit un jour que la peinture à l’huile avait été inventée pour représenter la chair humaine et qui s’en donna à coeur joie dans le déchiquetage de ces beautés. De fait, la peinture, par sa matière même, sa malléabilité et sa sensualité, semble comme en osmose avec notre propre peau, si bien que ce seront de vrais frissons, de plaisir ou de dégoût selon l’intention de l’artiste et selon notre propre sensibilité, qui la parcourront. Les coups de brosse qui maculent la figure, le crayon qui la griffe, le chiffon qui la déforme ou l’efface à moitié, c’est de façon totalement empathique que nous les éprouvons.
Expulsés des paradis où s’ébattaient les dieux de la mythologie, exemptés des supplices auxquels le Christ et ses saints savaient résister de toute la splendeur de leurs corps athlétiques et stoïques, les corps représentés dans l’art moderne et contemporain se trouvent en contact direct avec leur environnement. Ordinaires habitants d’ici-bas, ils sont pris dans le continuum de ce monde, ce sont des accidents dans sa matière, des convulsions d’atomes: pin-up de De Kooning, à peine distinctes du magma d’où elles sont extirpées, visages de Francis Bacon dont les bouches s’ouvrent démesurément sur la même obscurité que celle dans laquelle sont plongés les corps auxquels ils appartiennent, comme si elle les avait pénétrés. Bacon enferme souvent ses personnages
dans des sortes de cages, ou bien des espaces circulaires et fermés, suggérant qu’il retient ainsi des chairs aussi informes que des chewing-gums écrasés sous le talon, aussi déliquescentes qu’une couche de peinture trop fraîche.
Se pose alors la douloureuse question des frontières de ce corps et celle de son identité. L’amour peut-il nous faire sortir de notre enveloppe pour rejoindre l’autre ? Il est quelquefois bien difficile, devant les couples dessinés par Schiele, de démêler à qui appartient ce bras, cette jambe. Mais les regards toujours s’échappent de l’étreinte. Transformant l’acte de la pénétration en un terrible fantasme, un dessin de Hans Bellmer (1902-1975) représente une jeune femme qui, se retroussant, découvre un corps qui n’est qu’un énorme phallus. Rêve d’une union si totale qu’elle ferait naître l’androgyne? Le solitaire Pierre Molinier, dans l’intimité de son étroit appartement, contraint son corps au port du corset et à des contorsions plus ou moins acrobatiques pour en tirer des images qui mêlent attributs masculins et féminins, et qui démultiplient ces archétypes de l’érotisme que sont les jambes gainées de noir. Non seulement les corps sont contraints par leur environnement et traversés par les émotions, non seulement ils s’entremêlent, les uns pénétrant les autres, mais ils subissent également la coercition exercée précisément par l’autre, objets d’amour pétris et investis par ses fantasmes.
Notons que la photographie n’était pas inventée depuis longtemps qu’elle avait déjà trouvé cet usage : plier, remodeler le corps réel, au moins pendant le temps de la pose, afin qu’il corresponde à une image mentale. Plongés dans le bleu onirique de ses cyanotypes, les corps de femmes photographiés par Charles-François Jeandel (1859-1942), ligotés, quelquefois bâillonnés, sont assujettis à des positions très inconfortables ou attachés à un cadre de bois. Pierre Klossowski (1905-2001) reprendra ce dispositif pour des photographies de sa femme Denise, modèle de son personnage Roberte, ligotée à des barres parallèles, et qu’il reproduira dans des dessins grandeur nature. Il revenait toutefois à un artiste exerçant son art là où le bondage est considéré comme un art, avec ses règles, sa tradition et ses maîtres, c’est-à-dire au Japonais Nabuyoshi Araki (1940), de nous proposer l’ensemble de photographies le plus systématique, le plus raffiné, de délicates jeunes femmes aux seins comprimés par d’épaisses cordes et suspendues en l’air comme des paquets.
On n’en finirait pas de dresser la liste des dociles descendantes de la suave Angélique, enchaînée par Ingres à son rocher et qu’un chevalier tarde décidément à délivrer. Toutefois, les photographies que Hans Bellmer réalisa en 1958 avec sa compagne Unica Zürn, elle-même artiste et écrivain, témoignent d’une recherche encore plus poussée de la conjonction entre le corps réel et le corps fantasmé. Le corps d’Unica est à ce point remodelé par une ficelle serrée, qu’il finit par ne plus même ressembler à un corps. En fait, les seins renflés comme des coings, les cuisses et le ventre comme découpés en tranches articulées font penser à des dessins de l’artiste antérieurs d’une dizaine d’années et même à ses fameuses poupées réalisées, elles, dans les années 30. En quelque sorte, Bellmer rencontra le corps réel du modèle bien longtemps après en avoir produit l’image! Bien sûr, la fascination qu’exercent les images photographiques, ou son envers le rejet, tient au fait que nous, spectateurs, nous nous tenons exactement sur la frontière entre le réel et l’imaginaire et que nous la ressentons comme poreuse. Il suffit d’un rien pour basculer de l’état de spectateur à celui de voyeur. De quoi notre regard jouit-il ? De l’art avec lequel l’artiste a transcrit son fantasme, ou bien de nous penser aux côtés de celui-ci lorsqu’il travaillait, au plus près de son modèle ? Ou si nous sommes une femme, de nous projeter à la place du modèle? Jadis, l’âme pouvait s’élever au-dessus du corps torturé d’un saint, ce qui explique le visage extatique de Saint Sébastien tout au long de la tradition picturale. Aujourd’hui, nous croyons de moins en moins en la transcendance de l’âme, nous l’avons remplacée par la conscience et ses désirs, par l’inconscient et ses pulsions. Et nous savons que les uns comme les autres sont prisonniers du corps et qu’ils n’ont de cesse de vouloir le forcer et de le remodeler à leur image.
la douloureuse question «Se pose alors des frontières de ce corps et celle de son identité. L’amour peut-il nous faire sortir de notre enveloppe pour rejoindre l’autre ?»
Exposition «Egon Schiele», Fondation Louis Vuitton, Paris, jusqu’au 14 janvier.