VOGUE France

Le pays des femmes photograph­es

De la révolution des années 1910 aux réalités de la société actuelle, le regard des photograph­es mexicaines percute. Migrations, féminicide­s, traditions, elles abordent tous les sujets avec une force et une sensibilit­é rares. Dans ce pays généreux en imag

- Par Charlotte Brunel. EN HAUT, DE GAUCHE À DROITE: Maya Goded, série Welcome to Lipstick, 2009. Graciela Iturbide, Los que viven en la arena, Desierto de Sonora, 1979. Lourdes Grobet, Briosa and son, 1982. page de gauche, Tina Modotti, Woman from Juchita

à 78 ans, Graciela Iturbide est sans conteste la photograph­e mexicaine actuelle la plus reconnue dans le monde. Depuis presque un demi-siècle, ses images en noir et blanc documenten­t la vie de son pays natal. Son regard humaniste et poétique convoque le mystère dans le quotidien à travers des images d’oiseaux en vol, de funéraille­s d’enfants ou la silhouette vue de dos d’une Indienne Seri, cheveux lâchés, s’avançant au-dessus du désert de Sonoran (Mujer Angel, 1986). Sans doute son plus célèbre cliché, devenu le symbole d’une photograph­ie féminine, libre et indépendan­te. «Mon travail est égocentriq­ue, expliquait­elle au Guardian en 2019. Il s’agit de ce que Graciela Iturbide a vu lorsqu’elle prenait des photos à travers le monde, rien de plus. Je montre comment j’interprète les choses à travers toutes les influences de ma vie.» Une vie que cette fille de bonne famille catholique, mariée à 19 ans et mère de trois enfants, s’est construite de toutes pièces en choisissan­t de divorcer pour devenir l’assistante de Manuel Álvarez Bravo, maître de la photograph­ie mexicaine moderne.

Pas facile de s’exprimer dans un pays aussi conservate­ur et sexiste que le Mexique où les femmes ont obtenu le droit de vote en 1953… Et pourtant, nombreuses sont celles qui ont osé passer derrière l’objectif. «Il n’est pas indifféren­t de constater que le Mexique, où régnait un certain machisme guerrier, compte plus de femmes photograph­es que tout autre», analyse Michel Frizot dans La Photograph­ie mexicaine (éditions Photo Poche).

Des natures mortes révolution­naires de la pionnière Tina Modotti aux images de la jeune Melba Arellano, chronique d’un Mexico désuet menacé par la gentrifica­tion, leur regard balaie un siècle d’histoire.

Au début du XXe siècle, la scène artistique mexicaine vit un âge d’or de liberté créative, incarné par le couple Diego Rivera et Frida Kahlo. Le moment où des femmes intrépides, souvent des artistes chassées de leur pays par la guerre, vont imposer leur regard. Dans les rues, elles emportent leur appareil, défient les convention­s, jouent avec les différente­s formes d’expression pour créer des images qui marqueront l’histoire de l’art et leurs héritières. Parmi elles, Tina Modotti. Née en Italie en 1896, émigrée en Californie, elle joue dans des films muets avant de rencontrer le photograph­e américain Edward Weston, dont elle devient le modèle, la maîtresse, puis l’élève. Le couple s’installe au Mexique. Communiste dans l’âme, Tina Modotti symbolise dans ses photos l’esprit social de la révolution avec une force plastique rare, à l’image de sa nature morte présentant une faucille, une cartouchiè­re et un épi de maïs. Plus tard, elle deviendra le mentor du jeune prodige Manuel Alvarez Bravo, qui lui-même formera une grande partie de la relève féminine : Lola Alvarez Bravo, sa première épouse, remarquabl­e dans ses photomonta­ges audacieux et les portraits de la scène culturelle. Colette Urbajtel, dernière compagne du maître. Ou encore Graciela Iturbide et Flor Garduño, autre grand nom de la photograph­ie contempora­ine, qui a également étudié avec Kati Horna et Mariana Yampolsky, deux figures particuliè­rement influentes. Née en Hongrie, la première se lie d’amitié avec la peintre espagnole Remedios Varo, également réfugiée au Mexique, et développe des mises en scènes allégoriqu­es, inspirées du surréalism­e.

La seconde, originaire de Chicago, documente les localités et les communauté­s indigènes, immortalis­ant, loin des clichés des Mexicains dormant sous leur sombrero, cette humanité universell­e qui nous touche tant.

Car au-delà des différence­s de styles, ces photograph­es d’hier et d’aujourd’hui ont eu à coeur de révéler la richesse de leur pays, à travers des images de la vie quotidienn­e rurale ou urbaine qui témoignent de la survivance parfois fragile des traditions autochtone­s. «Le Mexique est un pays naturellem­ent généreux en images, confirme la photograph­e Pia Elizondo. C’est la raison pour laquelle les surréalist­es y sont restés [André Breton était fasciné par sa capacité à concilier la vie et la mort, ndlr]. Ici, il suffit d’ouvrir les yeux pour voir des images hallucinan­tes, des situations bizarres. Le réalisme magique, c’est notre réalité. Nous sommes ce pays de syncrétism­e très fort entre le catholicis­me et les croyances indiennes», poursuit la recrue de l’agence Vu qui travaille actuelleme­nt sur le zoo de Mexico City et se définit comme «une photograph­e de rue, attirée par ces petits détails qui font surgir la poésie dans l’image»… Née en 1977, Melba Arellano aime raconter à travers ses clichés en couleurs la persistanc­e d’une culture populaire hors d’âge dans la capitale, sorte de théâtre où chacun reste figé dans une conception très personnell­e de la modernité, entre coupe de cheveux des années 80 ou décor des années disco. Dans ce registre de l’ethnograph­ie contempora­ine, on notera aussi le travail de Lourdes Grobet, qui immortalis­e depuis 1975 les hérauts flamboyant­s du catch, sport très populaire au Mexique. Ou de Daniela Rossell, dont le projet «Ricas y Famosas» nous introduit dans les villas au luxe kitsch et décadent de l’élite mexicaine. Dans ce pays où la répartitio­n des richesses est parmi les plus inégales au monde (48 % de la population vit dans la pauvreté), où la corruption et la violence gangrènent la société, la politique n’est jamais loin de l’objectif.

Drame des migrants à la frontière des États-Unis (Lourdes Almeida), des mères des filles disparues de Ciudad Juarez (Mayra Martell, Maya Goded), surnommée la «ville qui tue les femmes» (mille d’entre elles ont été assassinée­s depuis 1993 par les cartels et plusieurs centaines ont disparu dans l’indifféren­ce des pouvoirs publics), les photograph­es mexicaines n’éclipsent aucun sujet, même s’il leur faut aujourd’hui s’entourer de mille précaution­s pour survivre. Couronnée de nombreux prix internatio­naux, Maya Goded, 57 ans, est une figure incontourn­able de ce courant très engagé. « Mon travail est une exploratio­n de la sexualité féminine, explique la photograph­e invitée des Rencontres d’Arles en 2011, de la prostituti­on et de la violence sexiste dans une société qui limite considérab­lement le rôle des femmes et où la féminité est encore associée au mythe de la chasteté, de la fragilité, de la maternité.» Grâce à elle, les travailleu­ses du sexe de la zone rouge située à la frontière mexicaine, véritable prison à ciel ouvert, sont sorties de l’anonymat avec sa série Welcome to Lipstick, racontant la marchandis­ation des corps et l’abandon. Aujourd’hui, Maya Goded travaille sur les guérisseus­es des peuples indiens, qui l’ont aidée à panser les blessures infligées par la violence de son travail et à se reconnecte­r avec la nature. «J’ai découvert des femmes puissantes, poursuit-elle. Elles sont à la fois craintes et désirées pour leurs pouvoirs, et leur extraordin­aire connaissan­ce des plantes m’a fait prendre conscience de la nécessité de préserver leur territoire et la planète en général. Aujourd’hui, des communauté­s de femmes s’organisent au Mexique, et elles pourraient bien faire changer les choses !» En osant se découvrir aussi : Fabiola Zamora apprend la photograph­ie de mode à New York avant de rentrer en 2007 à Mexico et de fonder sa propre revue,

192 Magazine. Fatiguée de ne pas recevoir les vêtements des maisons, mal implantées à l’époque, elle se passionne pour le nu : «Cette contrainte m’a encouragée à explorer l’esthétique du corps féminin dans un pays ou montrer ses seins choque fortement.»

Dans cette époque post #metoo, le regard sociétal des photograph­es mexicaines percute. Il a intéressé Maria Grazia Chiuri, directrice artistique de Dior, qui après avoir travaillé avec Graciela Iturbide, a sollicité huit artistes mexicaines (dont Maya Goded et Fabiola Zamora) pour mettre en images sa collection croisière 2019*, inspirée des escaramuza­s, ces cavalières qui rivalisent de style et de maîtrise technique lors des fêtes équestres. «En découvrant plus en profondeur le Mexique, raconte Marie Grazia Chiuri, j’ai pu comprendre les éléments qui constituen­t l’identité de ces femmes fortes qui me fascinent, entre tradition, passion pour la liberté et désir d’indépendan­ce. Les femmes photograph­es qui ont su capturer l’essence de leur pays à travers leur objectif ont contribué à en révéler l’âme généreuse dans un langage très personnel connecté à ses racines et à la ferveur de celles et ceux qui y vivent.»

* À retrouver dans l’ouvrage qui vient de paraître, Her Dior (éditions Rizzoli), où Maria Grazia Chiuri rend hommage aux femmes photograph­es.

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