VOGUE France

Les métamorpho­ses d’Édouard Il s’est fait un nom en expurgeant la violence des vıes par le coup de poing littéraire. Mais en écrivant sur les combats de sa mère, fait surgir douceur et tendresse... Eddy de l’ombre à la lumière.

Édouard Louis

- Par

a tendresse ? Avec Édouard Louis, ce sentiment devra passer par des méandres plus douloureux. D’ailleurs, c’est un mot qu’il n’utilise pas dans Combats et métamorpho­ses d’une femme, mais qui traverse tout ce livre. Ce qui rend la tendresse d’autant plus puissante dans ce récit tout à fait émouvant sur sa mère, sa vie percluse dans la pauvreté, la soumission et puis la révolte contre sa condition qui va l’emmener vers la rédemption. «Ce livre est né de l’admiration que j’ai ressentie pour ma mère, dit-il. Quand j’ai vu la manière dont elle avait essayé et réussi à se défaire de la violence masculine qui avait enserré et délimité sa vie. Cette femme que j’ai connue enfant toute la journée à la maison, qui faisait à manger, le ménage, totalement effacée. La violence de mon père à l’égard de ma mère qui la mettait dans une situation de pression et de stress, qui la rendait elle-même agressive avec moi et moi agressif avec elle en retour. C’est comme si la violence avait été une sorte de courant électrique qui circulait entre les corps à l’intérieur de cette famille. Une forme de cycle ininterrom­pu de la violence. Et de voir ma mère passer de cette figure triste, clairement dominée, de voir comment elle est sortie de ça, comment elle s’est réinventée… Où a-t-elle trouvé cette force de s’arracher à ça, à cette pesanteur, cette double condition de femme et de classe qui alourdit encore plus, la manière dont elle s’est émancipée de ces violences ?»

Expurger la violence comme on essore un torchon, c’est un domaine où Édouard Louis excelle et ce livre sur sa mère serait encore une façon supplément­aire de disséquer ses mécanismes, tout comme il l’a fait dans ses précédents ouvrages où la littératur­e s’immisce dans son histoire familiale, de celle d’Eddy Bellegueul­e, l’enfant harcelé qu’il était, de celle de son père qui n’a pu trouver sa solution et enfin de sa mère qui a brisé les chaînes de l’agressivit­é. Pour Édouard Louis, la tendresse est un combat, quelque chose qui se gagne, ce qui la rend noble. Pour être tendre, il faut se libérer. Étrangemen­t, c’est l’homosexual­ité qui libère Édouard Louis, ce que l’on voit comme une différence dans son milieu et lui aura pourri l’enfance. Mais cette différence lui sera aussi salvatrice. «Sans doute ne me serais-je pas arraché à mon destin social si je n’avais pas été homosexuel. J’aurais adhéré à mon entourage masculin, à la vie qu’on vivait, à la violence. Les études, les profs, c’était un truc de fille ou de pédé. Cette mise à l’écart, ce rejet m’a extrait de ma condition. Quand on est de côté, on adhère moins à la vie qu’on nous impose. Avec cette difficulté, il y a un tas d’individus qui sont repoussés, qui n’arrivent pas à s’en sortir et que ça détruit. J’ai envie aussi qu’on puisse lire ce livre presque en négatif, qu’on lise la libération de ma mère pour être encore plus en colère contre toutes les libération­s qui n’ont pas lieu. J’aimerais qu’on lise l’histoire qui n’est pas dans ce livre. Moi je me suis libéré parce que j’ai eu des figures de libération comme Didier Eribon et Annie Ernaux, qui ont écrit sur le fait de sortir d’une classe sociale, un destin social. Ma libération a sans doute fait exister dans la tête de ma mère une possibilit­é. Chaque personne qui se libère rend possible, tout du moins pensable, l’idée de la libération.

C’est l’une des forces de la littératur­e, sa capacité à produire ce qu’Aimé Césaire appelle les révolution­s silencieus­es, un ensemble d’individus qui sont transformé­s par des livres et qui forment un groupe, comme les femmes qui ont pu lire Simone de Beauvoir, ou les lesbiennes qui ont pu lire Judith Butler.» Naît alors une connivence entre Édouard et sa mère, un lien qui reprend, une complicité qui renaît : «Se noue une solidarité objective entre ma mère et moi, son fils gay. Ce n’est pas un hasard si des cinéastes comme Pedro Almodovar ou Xavier Dolan ont toujours travaillé avec des personnage­s féminins. Entre les femmes et les gays, il y a une communauté de destins, ils sont victimes de la même idéologie viriliste et masculine.»

Cette mère retrouvée, au-delà des mots, il offre son visage, celui d’avant et celui d’après, celui de la jeunesse où sans doute elle eut ses moments de bonheur et celui de la tristesse. Enfin celui d’une certaine sérénité acquise. Dans le livre, il y a des photos comme on peut le voir dans les magazines féminins, les avant-après. Des photos qui accompagne­nt les mots, étrange album de famille qui vient s’insérer, mais n’a pas ici la valeur de la nostalgie mais de la preuve. «Les photos, pour montrer que la métamorpho­se s’incarne dans un corps. J’ai toujours été frappé par la différence entre les deux photos. Ma mère jeune, à 30 ans, courbée à table, à côté de mon père avec son pastis. Et puis à Paris avec moi, souriante, la joie du selfie ! Le corps est le révélateur du monde, comment il fonctionne, c’est une surface objective qui raconte ce que dit le monde, le dos courbé de l’ouvrier, le sourire de ma mère quand elle se libère… Le corps est l’espace à l’intérieur duquel je recherche la vérité. Dans chaque corps individuel se cache la vérité de tout le monde social. Comment on traite les hommes et les femmes. Quelles sont les conditions de vie des gens. Le corps d’une femme de ménage, le poignet douloureux d’une caissière. Le corps raconte les violences du monde, c’est indiscutab­le. Ce que je recherche dans la littératur­e, ce sont ces espaces indiscutab­les qui interpelle­nt, qui obligent à se confronter à la laideur du monde.» Mais ici, il concède une certaine douceur : «J’avais envie que ce soit un livre beau dans sa forme, avec des photos, avec des fragments qui se rapprocher­aient de la musique, comme des refrains. Les photos participen­t de cette idée, trouver une forme fidèle à l’histoire que je peux raconter. Je voulais que tout se métamorpho­se.»

De façon sous-jacente, presque malgré lui, il y a aussi la métamorpho­se de l’écrivain. «Ce livre est en rupture par rapport aux autres qui étaient des livres de l’ombre. Là, c’est un livre de la lumière. C’est presque expériment­al pour moi de travailler sur la joie et la tendresse. C’est difficile, d’ailleurs, j’étais terrorisé. Cette tendresse que j’ai aujourd’hui pour ma mère, je ne l’avais pas à 13 ans, quand ma mère était assise dans l’ombre avec sa cigarette, qui me disait : “Pourquoi tu parles comme un pédé ?”. Aujourd’hui, elle est douce, gentille. Et je revois le passé à l’aune de ça. Ne pas rester figé sur des perception­s. Avoir un regard nouveau, je peux appeler cela de la générosité.» Le regard rétrospect­if avec la conscience du présent, c’est le très beau voyage de réconcilia­tion d’Édouard Louis, où il redevient finalement l’enfant qu’il aurait voulu être. On pourrait retrouver les souvenirs d’un Marcel Pagnol. La comparaiso­n va sans doute l’étonner, cette overdose de tendresse pourrait même le dégoûter un peu, mais comme lui, enfant, dans son regard d’enfant, Édouard Louis a rêvé d’un château pour sa mère…

Combats et métamorpho­ses d’une femme, d’Édouard Louis, éditions du Seuil.

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