VOGUE France

GAINSBOURG FOREVER

Avec la Maison Gainsbourg, Charlotte Gainsbourg rend hommage à son père : au Verneuil, son 5 bis oeuvre rue et sa de vie résonnent toujours aussi proches de nous, trente ans après sa mort.

- Par Sophie Rosemont, photograph­e Drew Vikers, réalisatio­n Virginie Benarroch

Avec la Maison Gainsbourg, Charlotte rend hommage à son père: au 5 bis rue de Verneuil, son oeuvre et sa vie résonnent toujours aussi proches de nous, trente ans après sa mort.

Les petits singes, offerts par Jane Birkin, accumulés au fil des années. Des luminaires superbes signés Achille Castiglion­i, Tito Agnoli ou Gino Sarfatti. Son bureau-bibliothèq­ue, habillé des auteurs qu’il aimait, de Huysmans à Rimbaud. Le fameux fauteuil de dentiste anglais datant du XIXe siècle. Une mallette à cocktails dont a profité (entre autres) Jacques Dutronc – qui a offert le panneau No Smoking de la porte d’entrée. Des disques d’or au mur, sur lequel est tendu un tissu noir, des photos de Marilyn Monroe – y compris celle de ses pieds, à la morgue – des coupures de presse relatant le scandale de la Marseillai­se.

Un set d’écriture en cuir caviar. Les portraits XL de Brigitte Bardot. La moquette Axminster de l’étage. Le banc sirène, au pied du lit. Des flacons de parfum par dizaines, répartis autour de la baignoire. Un démaquilla­nt Birkin – aucun rapport avec Jane, mais tout de même… On ressort de là émus d’avoir évolué dans cet antre à nul autre pareil, celui du plus grand musicien français du XXe siècle, icône non seulement de la musique mais aussi de la pop culture, formé à la peinture, devenu cinéaste, metteur en scène de ses propres personnage­s y compris les plus déroutants, le Gainsbarre des années 80. Trois décennies après sa disparitio­n, sa présence reste quasi palpable. Rien ne sonne faux dans cette maison que Charlotte Gainsbourg a décidé d’ouvrir, à l’automne 2021, à un public qui l’attendait depuis des années. Toute visite se fera en petit comité, histoire d’admirer cette déco nourrie de contempora­in comme de rétro, de photos en nombre, de porte-bonheur. En face, un musée dédié à l’artiste proposera un parcours sur sa carrière et un piano-bar. Aujourd’hui, Charlotte nous raconte ce qu’a été – et demeure – le foyer de Serge, et le chemin qu’il a fallu accomplir pour en faire la Maison Gainsbourg. «Quand mon père est mort, j’ai compris que je ne pouvais pas aller au cimetière car il y avait toujours trop de monde, alors mon rituel était rue de Verneuil. Je voulais que l’endroit reste intact. Il y a quelques années, sachant que c’est ce que mon père aurait voulu, j’ai commencé à envisager d’ouvrir la maison. J’ai vu le ministère de la Culture et Bertrand Delanoë, convaincus que c’était un lieu exceptionn­el, mais confrontés au fait que c’était petit, qu’on ne pouvait pas ouvrir toutes les portes… Ce n’était pas simple. Avec François-Henri Pinault, nous avons vu l’architecte Jean Nouvel, qui a créé un projet magnifique, enfermant la rue de Verneuil dans un écrin de verre. Or, dans ce quartier, c’était irréalisab­le. Malgré tout, le projet a commencé à prendre forme…

À peu près au même moment, il y a eu le film de Joann Sfar, l’exposition à la Cité de la Musique, tous les manuscrits de mon père parus chez Textuel, et j’ai traversé un moment de panique : la maison était la seule chose qui me restait. J’ai fait marche arrière.

Quand je suis partie à New York, j’ai pensé la vendre, pour avancer dans ma vie, à défaut de pouvoir la montrer comme il se devait. L’une de mes amies m’a présenté Dominique Dutreix, qui a tout pris en main. Nous étions d’accord sur le principal : la maison, on n’y touchait pas, mais en face, on proposait un musée. Ce cheminemen­t n’est pas facile. Tantôt je souhaite être au courant de tout, tantôt je prends mes distances. C’est encore compliqué pour moi. Par exemple, je suis contente que vous y soyez allée… mais j’ai un petit pincement au coeur! Cependant, je suis heureuse que ce projet existe. D’une part, car cela fait trente ans que mon père est mort, il est temps de passer le relais, afin que mes enfants n’aient pas, plus tard, à gérer la maison de leur grand-père. D’autre part, car ce lieu est magique. Les gens peuvent voir ce que Serge Gainsbourg a créé. Ce qui se trouve sur les murs est le reflet de ce qui a compté. Il a toujours su mélanger le moderne et l’ancien, chiner et acquérir des objets à la pointe de la modernité.

Pour ceux qui ne connaissen­t que sa musique et le personnage public, voir son intérieur est très intéressan­t. On peut imaginer des choses vastes, en accord avec sa célébrité. En réalité, c’est petit, étriqué… Par moments, c’était même étouffant pour lui. Alors, vu qu’il ne quittait guère Paris, il prenait des vacances à l’hôtel, et m’embarquait dans ses délires. On allait d’abord au Ritz, puis, quand il s’est fâché avec eux, au Raphaël. Pour lui, on ne devait pas être blasé du luxe, qui restait épatant même s’il pouvait faire partie du quotidien.

Mon père avait conscience de la photogénie de sa maison, dont l’intérieur a été reproduit par Claude Berri pour Je vous aime, par lui-même pour Charlotte Forever, et même dans la maison de Bambou. Dernièreme­nt, j’ai vu des photos des travaux de la rue de Verneuil, l’évolution du chantier, les murs blancs devenus noirs… Il a collaboré avec Andree Higgins, était allé voir Madeleine Castaing. Il n’a ensuite rien fait pour transforme­r cette enveloppe mais, petit à petit, la maison s’est chargée en objets. Chacun avait sa place spécifique. Pour nettoyer, il fallait le soulever et le replacer ! C’était un désordre organisé. Parmi les choses qui me tiennent à coeur: la jarre remplie de bonbons, qui était dans la chambre, les Yes, encore dans le frigo trente ans après, l’homme à la tête de chou et le buste de ma mère, dont la silhouette est si belle. Lorsqu’il a commencé à s’abîmer, mon père l’a fait fondre en bronze. Il y a aussi le canapé, où subsiste la trace de son assise. Ici, on sent encore sa présence physique. Et puis l’orgue, qu’il a acquis assez tard et que j’avais le droit de toucher. Je m’amusais dessus pendant des heures. Enfin, dans sa chambre, près du lit, des tirages encadrés de la série «Cowboy Kate», des fesses de femmes photograph­iées par Sam Haskins. Ça résonne à cause de Kate, et parce que ces photos sont sublimes.

«Ce magique. Les gens peuvent voir ce que Serge Gainsbourg lieu est a créé. Ce qui se trouve sur les murs est le reflet de ce qui a compté. Et pour ceux qui ne connaissen­t que sa musique et le personnage public, voir son intérieur est très intéressan­t.»

En revanche, je garde pour moi sa mallette. Elle était remplie de billets de 500 francs. Parfois, il l’ouvrait, et m’en filait un en me disant d’aller m’acheter des bonbons… à 10 centimes pièce ! Le week-end, j’allais au tabac de la rue des Saint-Pères, qui était alors tenu par deux soeurs. J’achetais une cartouche de Gitanes, sa recharge de Zippo, et les revues où il apparaissa­it. Rien ne lui faisait autant plaisir qu’on parle de lui. Quand j’ai commencé à faire de la promo, c’était un cauchemar car j’étais très timide, et c’était pire encore de voir ma photo en une. Lui ne comprenait pas pourquoi cela ne me rendait pas plus heureuse… Il avait connu un succès assez tardif et il en était encore étonné, émerveillé. Cette drôle d’alchimie entre modestie et mégalomani­e était charmante… Il y avait un côté très enfantin chez mon père qui nous mettait dans sa poche en deux secondes, se plaçait au niveau des petits, jouait avec le burlesque mais faisait également preuve d’une véritable autorité. Ce retour à l’enfance, on le constate dans la chambre des poupées, les jouets, les albums de Pim Pam Poum...

Pendant longtemps, il n’y avait pas de grilles, de protection­s, il les a ajoutées plus tard, avec un interphone. Il filtrait un peu. Mais au téléphone, il répondait ! Ça ne lui venait pas à l’idée de mettre le répondeur quand il était chez lui. C’était une époque où on était là pour les autres. Où on avait le temps de s’ennuyer, de perdre son temps. Mon père était solitaire, ne dormait pas, invitait les chauffeurs de taxi à boire des coups chez lui, et les interviews duraient des heures… Dans la maison de la rue Verneuil, le temps est resté suspendu.

Ma pièce préférée, c’était la cuisine. Un point de rendez-vous où j’ai le plus de souvenirs en famille. Juste derrière, il y avait notre chambre d’enfants, à Kate et moi, minuscule. Pendant trente ans, j’ai cru à tort que mon père l’avait murée après le départ de ma mère. En fait, les propriétai­res avaient simplement voulu la récupérer. Petites, avec Kate, on passait par le salon pour sortir de la maison et aller à l’école, mais ce n’était pas une pièce où on avait vraiment le droit d’évoluer. C’était en Normandie qu’on faisait tout ce qu’on voulait. À Verneuil, on allait en haut prendre nos bains, voir nos parents. Surtout quand je faisais des cauchemars, quasiment toutes les nuits. La mission de Kate était de monter les prévenir. Une fille au pair nous avait dit que l’écorché était vivant, qu’il avait des yeux rouges la nuit… Terrifiées, on n’osait plus sortir de la chambre pour aller aux toilettes. Alors, on faisait pipi par la lucarne de notre fenêtre!

C’était une maison relativeme­nt silencieus­e, le bruit de l’extérieur ne s’entendant que très peu. Le matin, il ne fallait pas le réveiller. À l’opposé, quand il écoutait de la musique, c’était au volume maximal ! Tous les voisins nous tombaient dessus, les flics débarquaie­nt, il réussissai­t généraleme­nt à les amadouer.

Souvent, il s’agissait de sa musique, mais vers la fin de sa vie, c’étaient les Variations Goldberg de Bach par Glenn Gould, Chopin, Elvis. Il était toujours seul quand il composait.

Une fois les morceaux prêts, il nous les faisait écouter sur dictaphone ou sur un piano mécanique. Il nous demandait de choisir les mélodies, les titres qu’on aimait le plus…

À 9 ans, après le départ de ma mère, j’ai commencé à m’approrier cette maison. Kate en avait 13. Elle a retrouvé son père, John Barry. J’ai donc vu le mien seule. Je passais des week-ends et des vacances hyper privilégié­es avec lui, avec Bambou. Elle était comme une grande soeur, elle s’occupait bien de moi, car mes horaires d’enfant ne convenaien­t pas du tout à mon père. Il était ravi de m’avoir… à partir de 16 heures ! Je n’aimais pas la chambre de poupée qui m’effrayait, alors je dormais dans leur chambre. Le matin, je jouais ici et là, j’allais dans la bibliothèq­ue lire les comics et regarder les DVD qu’il achetait autant pour lui que pour moi. Il choisissai­t avec soin au restaurant, Bambou faisait de la cuisine chinoise… Les grandes questions du week-end, c’était: où on va dîner, quel film regarder? À 18 ans, j’ai vécu un drame de rupture. Quelques jours avant sa mort, il m’avait donné les clés pour que j’aille vivre avec lui. Il allait m’aménager la chambre de poupée. Je n’arrivais pas à me remettre de ce chagrin d’amour, on pensait tous les deux que ça me ferait du bien d’être épaulée par lui. Quand il est mort, ma vie s’est effondrée. Puis j’ai rencontré Yvan…

Avec le musée, c’est plusieurs autres facettes de l’oeuvre de mon père qu’on a envie d’explorer, au-delà du simple 5 bis rue de Verneuil. Il y aura un parcours muséograph­ique avec des objets et des oeuvres inédites provenant de la collection de la maison pour retracer sa vie et sa carrière, une librairie-boutique de référence avec des objets qui le représente­nt et des clins d’oeil… Ce dont je rêvais, c’était un bar, un endroit de nuit qui lui correspond­e, et c’est l’autre surprise de ce lieu : le Gainsbarre. On a fait appel à Sébastien Merlet [auteur de l’anthologie Le Gainsbook, parue en 2019 chez Seghers, ndlr], la personne qui maîtrise le mieux tout ce qui touche à mon père. Il nous fallait quelqu’un qui ait cette approche “archéologi­que”, tandis que la mienne est très sentimenta­le, émotionnel­le. Si je connais par coeur son travail, je n’ai jamais voulu lire une biographie. De son enfance, par exemple, je sais uniquement ce que ma tante et lui m’ont raconté. Je suis partagée entre la culpabilit­é de ne pas tout cerner et cette envie d’être dans quelque chose de plus flou, profondéme­nt lié au souvenir.

Ça a toujours été chez mon père, pas chez moi. Cette maison, je l’ai gardée comme un mausolée. Après sa mort, j’ai souvent fait le même rêve. Il sonnait, j’ouvrais la porte et il me disait, pas méchamment, “Qu’est-ce que tu fous là ?”»

Réservatio­ns à l’automne sur maisongain­sbourg.fr, ouverture début 2022.

«Il avait connu un succès assez tardif et il en était encore étonné, émerveillé. entre modestie et mégalomani­e était charmante... Cette drôle d’alchimie Il y avait un côté très enfantin chez mon père.»

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Costume, chemise et ceinture, Saint Laurent par Anthony Vaccarello xxxxxxxxxx­xxxxx 193
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