Voile Magazine

Tout le monde en rêve

- François-Xavier de Crécy

Vous préparez une grande croisière, année sabbatique ou grand départ sans date de retour ? Faites le test. Annoncez à votre voisin de ponton que ça y est, vous partez pour de bon. Sa réaction, je peux la prédire avec une marge d’erreur assez réduite pour avoir vécu la scène des dizaines de fois. Elle tient en quelques mots : « Ah ! Tu as de la chance ! », et d’ajouter, souvent avec un regard complice : « C’est mon rêve… ». Intéressan­te, cette réaction. Si vous étiez plutôt régatier et que vous annonciez que vous allez courir le Spi Ouest-France ou la SNIM, on vous répondrait quelque chose du genre : « Super, bonne chance ! », mais là non, « la chaaaance ». Comme si vous aviez gagné au loto le privilège de larguer les amarres. Comme si les autres, ceux qui n’auraient pas la possibilit­é de saisir cette chance, étaient condamnés à vous regarder partir. La vérité, c’est évidemment que tout le monde peut partir, mais que ce n’est pas si simple. Un grand départ, c’est aussi des sacrifices, une carrière qui ne sera pas la même, des fils à couper, parfois des scolarités à assurer, bref, une certaine forme de renoncemen­t social. C’est pour cela que dire : « J’aimerais partir » n’a aucun sens. On part ou on ne part pas, point final, l’important est de savoir pourquoi. Ce qui, soit dit en passant, n’empêche pas de rêver… Car ils sont têtus, les rêves, et en particulie­r les rêves de grand départ. Là, on touche un truc atavique et quasi anthropolo­gique. Pourquoi Joshua Slocum, pourquoi Magellan, pourquoi Christophe Colomb sont-ils partis ? Pourquoi, il y a environ 45 000 ans, un groupe d’homo sapiens indonésien­s a-t-il jugé bon de partir en mer sur des radeaux qu’on imagine rustiques, sans savoir encore qu’ils allaient découvrir et peupler l’Australie ? Ce fut le premier grand voyage maritime connu – à une époque où le niveau des mers était beaucoup plus bas qu’aujourd’hui –, comprenant la traversée de plusieurs bras de mer dont certains atteignant 60 milles de large. La nécessité ou le goût du voyage ont inventé la navigation, et non l’inverse. Raison pour laquelle, aujourd’hui encore, remplir ses voiles de vent et guetter les îles à l’horizon occidental reste la plus noble des activités véliques ! « (…) routiers et capitaines / partaient ivres d’un rêve héroïque et brutal… ». On connaît le poème épique de Jose Maria de Heredia. L’héroïsme a vécu, la brutalité aussi, souhaitons-le, mais l’ivresse demeure. Et si les îles sont toutes cartograph­iées sur nos tristes écrans tactiles, les voir surgir à l’horizon un beau matin reste le plus beau cadeau qu’un bateau puisse offrir à son marin.

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