Préparer sa traversée : les bons réflexes
Il ne faut pas grand-chose pour réussir une petite ou une grande traversée, tout juste un peu de rigueur et d’anticipation. Nous avons observé les préparatifs lors du convoyage d’un Pogo 12.50 entre Hyères et Ibiza.
C’EST UNE PROPOSITION qui ne se refuse pas. Quitter le plafond gris de Paris pour convoyer Purple Rain (Puuurple Raaaain), un Pogo 12.50 d’Hyères à Ibiza. Soit un peu plus de 350 milles pour une cinquantaine d’heures de navigation. Le Pogo poursuivra ensuite sa (longue) route depuis Ibiza jusqu’aux Canaries, puis cap vers les Antilles tandis que d’autres (dont nous) passeront la saison à l’ombre de l’hiver. Cette invitation, nous la devons aux copains de SailEazy mais aussi d’Open Sail, deux jeunes boîtes de location de voiliers, la première spécialisée dans les course-croisières en libre-service, la seconde consacrée à la location de voiliers sortis du chantier Pogo Structures. Voilà pour les présentations.
UN BON COUP DE NORDOUEST EST ANNONCE
Pour la météo, nous sommes en novembre et les prévisions annoncent un peu d’est pour commencer avant de rentrer dans le vif du sujet, à savoir un bon coup de nord-ouest. Mistral, mon amour. La bonne nouvelle c’est que l’on ne va pas se traîner, la moins bonne c’est que la convergence au large de l’est et du nord-ouest risque de contrarier, dans l’ordre, la mer puis nos estomacs. A ce moment de l’histoire, soit au quai du port d’Hyères, personne n’imagine qu’un violent mal de mer peut terrasser la moitié de l’équipage. Au contraire, la promesse du départ agite tous les membres (et accessoirement l’équipage). Sur le pont, Fabrice notre chef de bord et Vaki, tous deux skippers pros, font le tour scrupuleux du propriétaire, vérifient le gréement, les manoeuvres courantes, la garde-robe. Ils s’assurent que tout est en ordre. Une opération minutieuse à effectuer avant chaque traversée, de quelques jours ou quelques semaines. Le génois mérite une couture au niveau de la bordure et le winch de mât une petite révision. Tout sera réglé dans la matinée. Sous le pont, ça ne chôme pas non plus. Après un complément d’avitaillement, il faut anticiper les repas afin de ne pas être de corvée fourneaux dans une mer formée, surtout sans être amarinés. Au menu de la traversée : rougail saucisse et chili con carne, s’il vous plaît. Grégoire Guignon, patron de SailEazy, est le coq du bord. Amateur de bonne chère, pas question de nous servir des plats sans saveur, vite faits ou tout prêts. Reste que le choix de ces recettes relevées peut faire sourire les habitués des (grands) départs. Il est davantage préconisé de préparer des repas plus neutres, faciles à avaler, au moins les premiers jours, quand le rythme de la mer interrompt celui de la digestion. Pour l’heure, les épices embaument le carré et aiguisent les appétits. Après l’atelier top chef, place à la formation météo. Jean-Marc Calmet, Monsieur Open Sail à qui l’on doit ce superbe Pogo 12.50, improvise une formation express du logiciel Squid qui permet de recevoir des fichiers Grib via l’utilisation d’internet ou d’un téléphone Iridium. Il nous montre aussi comment télécharger et importer des fichiers dans le logiciel de nav afin de calculer un routage intelligent. Si nous n’avons pas besoin de reprendre une météo d’ici la prochaine escale à Ibiza, pour la suite jusqu’aux Canaries, l’équipage devra manier la réception des fichiers satellite pour arriver à bon port. Une fois le génois rafistolé, le rougail saucisse concocté, le plein d’eau effectué, Fabrice convoque l’équipage pour un brief dans le cockpit. Il fait un point météo et aborde l’organisation de la vie à bord. Il est vivement conseillé de régler les questions de sommeil à quai pour ne pas organiser les quarts au crépuscule, sur le postulat du : « le moins fatigué reste éveillé ». Il s’agit de pouvoir anticiper les phases de repos et de sommeil pour être d’attaque si la situation le requiert. Nous sommes sept à bord. Nous nous organisons donc en deux bordées de trois et nous tournerons toutes les trois heures. L’avantage d’être sept est de pouvoir sortir le chef de bord de la rotation. Non pas pour que Fabrice ait le loisir d’enchaîner les siestes et les ti-punch, mais pour qu’il puisse prêter main-forte lors des manoeuvres et assurer la continuité entre les quarts. Un rôle qui n’est pas de tout repos. Heureusement, Fabrice a le ciré taillé pour le poste, avec en prime patience et bonne humeur à toute épreuve. Pour le chapitre sécurité, un tour du bateau est indispensable pour que chacun sache où se trouvent radeau de survie, gilets, pharmacie, balise de détresse… Fabrice tranche ensuite sur les incontournables détails : le port du gilet ? Obligatoire de nuit avec le harnais. Un homme à la mer ? Un équipier pointeur ne lâche pas le naufragé des yeux et du doigt, les autres sont à la manoeuvre et à la VHF. Classique. Idéalement, comme un orchestre s’accorde avant un concert, nous devrions nous mettre à l’unisson sur cette manoeuvre. Nous ne nous connaissons pas, nous découvrons le bateau, et un exercice de récupération d’homme à la mer n’est jamais superflu. Mais la météo nous presse – nous avons un faible wagon d’est à prendre pour raccrocher celui de nord-ouest et éviter ainsi
de s’engluer dans la molle ou de se faire bastonner. Nous quittons donc le port d’Hyères comme nous l’avons trouvé la veille, aussi déserté qu’ensoleillé. Très vite, une fois passée la rade abritée par la presqu’île de Giens et l’île de Porquerolles, la mer montre ce qu’elle a sous la surface. Et il ne faut guère de temps pour que la houle, creuse et ondulée, fasse ses premières victimes. Malgré tous les bons conseils prodigués pour éviter que le mal de mer s’enracine – barrer pour être concentré, boire et manger – les plus mal en point sont évacués (du cockpit) pour se caler à l’horizontale et voire venir ou laisser passer, c’est selon. Le vent fraîchit en fin de journée, la mer se creuse davantage mais la vitesse – une bonne moyenne de 10 noeuds travers au vent – apaise un peu le vague à l’estomac. Quoique. Reste qu’à la tombée du jour, l’état des troupes est limité. La moitié de l’équipage est un peu ou prou hors jeu.
ANTICIPER LES BESOINS DE LA NUIT
Nous nous équipons pour la nuit avant que l’obscurité ne complique tout. Superposition des couches de polaires, bonnet, gants, frontale à portée de main, gilet et harnais. Se préparer pour son quart, c’est aussi anticiper les besoins de la nuit, donc préparer des sachets de soupe, des barres de céréales, des sachets de thé et de café afin de ne pas avoir à réveiller les copains de repos à chaque fringale. Il faut dire que ça occupe autant que ça réchauffe d’avaler une tasse de café ou de velouté. Réchauffer le rougail-saucisses n’est pas une option. Aucun d’entre nous n’a le coeur suffisamment accroché pour s’attarder sous le pont. Les allers-retours sont donc aussi brefs qu’utilitaires : un coup d’oeil sur l’AIS, sur la route, une mission café et vite fait de retour à l’air frais. A force d’observer l’anémomètre plafonner dans les rafales, nous décidons de prendre un ris afin d’éviter de nous vautrer à chaque rafale. Nous vérifions à la lampe frontale que tout est clair avant de débuter la manoeuvre. Le bateau a gagné en stabilité. Mieux équilibré, il enregistre même de belles pointes – 17 noeuds ! – , des statistiques qui n’intéressent que nous, peut-être, mais ces pics nous tiennent en haleine pendant notre quart. Cette première nuit nous laisse un souvenir humide et embrouillé, une nuit ponctuée de discussions hachées par le vacarme du vent et les craquements de la coque, par les longs silences un peu béats face à une mer de crêtes et d’encre, tout juste éclairée par les feux de route. Et puis, après avoir résisté, après avoir combattu sans honneur face aux assauts répétés de Morphée, la lueur à l’horizon annonce enfin le soleil qui va percer et chasser, pour un temps, la fatigue qui pique tout. Café, thé, récit de la nuit, tout le monde se serre et se réchauffe dans le cockpit pour un petit-dej’ revigorant. Dans la matinée, nous envoyons le spi asy. C’est l’occasion de relever le pilote et surtout de jouer un peu avec la mer et tenter de nouveaux records. Nous glissons ainsi toute la journée, sous le soleil. Nous lâchons le ris quand le vent mollit. Les côtes de Minorque se dessinent peu à peu à l’horizon, puis Majorque se distingue. A la nuit tombée, on garde un oeil beaucoup plus attentif sur l’horizon ponctué de feux lointains. A l’approche des Baléares, le trafic des cargos et autres bateaux de transport est plus dense que la veille. Nous multiplions les relevés, une activité qui a l’avantage d’occuper autant que de rassurer. Si l’angle relevé est le même à intervalles réguliers – toutes les cinq minutes – il faut songer à changer sa trajectoire pour éviter la collision. Le vent a molli, la mer s’est assagie. Certaines têtes, disparues depuis deux jours dans le fond d’un seau, refont surface avec l’appétit des rescapés. Chaud devant, le chili con carne, aussi vite réchauffé qu’avalé. Après un long moment tous ensemble dans le cockpit, chacun repart à son quart ou à sa bannette pour une nuit forcément plus calme que la veille. L’aube annonce l’approche d’Ibiza, accompagnée de la douceur de l’été indien. En milieu de matinée, une fois le soleil solidement accroché, l’appel de la mer devient irrésistible. La veille encore, les vagues nous glaçaient le sang. La Méditerranée a ses caprices météo dont elle seule a le secret. Une douche collective est improvisée dans le cockpit avec savon de mer et rinçage à l’eau douce. Le luxe. Nous enfilons même des vêtements propres pour être à peu près présentables à l’approche d’Eivissa. Nous annonçons, dans un espagnol hésitant, notre arrivée à la VHF. Aucune réponse. Nous répétons l’opération tout en nous engageant dans ce gigantesque port dominé au sud par la vieille ville qui donne un peu de charme à cet ensemble bétonné. Chaque tentative d’amarrage est refoulée. Une fois la place est réservée aux yachts, une autre c’est un emplacement privé ou une place visiteurs à la journée... Les brèves explications données en anglais ou en espagnol signifient la même chose. Personne ne veut de nous, même pour quelques heures histoire de débarquer une partie de l’équipage, faire le plein, un peu de bricolage avant de repartir. Les marinas d’Eivissa semblent davantage intéressées par les super-yachts aux caisses de bord illimitées. Après d’âpres négociations, nous voilà autorisés à nous amarrer quelques heures au ponton du Club Nautico Ibiza. Grand seigneur, le club nous accueille mais annonce la couleur : même le plein d’eau sera payant. Bonne ambiance. Nous nous quittons comme ça, sur le quai, têtes ébouriffées, coincés entre deux vedettes peuplées de gens en chemise repassée. Grégoire, Fabrice et Vakim reprennent la mer tandis que Leslie, Thierry, Stéphane et moi celui chemin du retour. Purple Rain arrivera à temps aux Canaries, pour prendre le départ du Rallye des îles du Soleil. Une autre aventure, pour un autre article (voir p. 88).
Le lever de soleil, c’est la récompense du quart de l’aube.