Voile Magazine

A bord de la goélette Kwaï, seul cordon entre les îles Kiribati au reste du monde

Les îles de la Ligne sont perdues au milieu de l’océan Pacifique, entre Hawaï et l’équateur. La légende dit qu’elles recèlent des vagues magnifique­s. Seul le Kwai, une des dernières goélettes de transport à la voile, en assure l’approvisio­nnement. Il est

- Texte : Emmanuel Bouvet. Photos : Pierre Bouras.

UN VOYAGE EN APPELLE

un autre. Un adage vérifié à plusieurs reprises, la preuve. Il y a quelques années, portés par un agréable alizé, nous traversion­s le lagon de Fakarawa, en Polynésie Française, à bord de Sauvage, le voilier d’expédition de nos amis Sophie et Didier. J’écoutais les récits de Didier sur ses navigation­s entre l’Antarctiqu­e et l’Alaska. Et je (me) demandai à haute voix combien d’îles inaccessib­les regorgeaie­nt de vagues vierges de surfeurs. « Il y en une qui fait partie des îles de la Ligne et qui mériterait une escale » a commenté, impassible, Didier. Il a même entendu parler d’un Français, une sorte de Robinson, qui y vivrait en totale autonomie. Il aurait ouvert une pension désertée tant l’accès est impossible ou presque. Et il paraît encore qu’il y aurait une super vague devant chez lui… Pour l’heure, le lagon de Fakarawa décline toute la palette des bleus sous notre étrave. Au loin, le reste des îles Tuamotu puis l’océan Pacifique, mirage sur la ligne d’horizon, me donnent presque le vertige. Un jour j’irai taper à la porte de ce Robinson français. Il y a deux ans, sur une pointe de sable de l’île de Christmas, toujours dans le Pacifique, Shadé, notre fille de trois ans accepte enfin l’idée d’une sieste sous la tente, certes à la condition non négociable de s’endormir avec un poisson fraîchemen­t pêché à ses côtés (bonjour l’odeur !). Pour la première fois depuis notre arrivée, un petit voilier a jeté l’ancre derrière la barrière de corail. Nous voyons donc Alex, Brésilien et surfeur à plein-temps, accompagné de Marie, sa compagne française, débarquer sur notre coin de sable. Ils n’ont pas l’air frais. Et pour cause, ils ont subi une éprouvante traversée depuis Tahiti. Nous partageons le camp quelques jours et les fruits, si rares ici, qu’ils ont rapportés de Polynésie. Fred a pour destinatio­n les îles de la Ligne, un peu plus au nord, à la recherche d’une vague qui déroulerai­t à la perfection devant la pension d’un certain Bruno, installé sur un atoll, sans eau ni électricit­é. Tiens donc ! Avant de nous quitter, Fred précise qu’il y a le Kwai, un cargo à voiles qui approvisio­nne ces îles depuis Honolulu. Il embarque parfois des passagers, mais il ne faut pas être à cheval ni sur le confort ni sur la ponctualit­é. La graine est plantée. Pukapuka, Tabuaeran, Starbuck, Rakahanga, Teraina, Manihiki, Tauhunu, Tukao, Kiritimati. Autant de noms exotiques et mystérieux pour autant de confettis saupoudrés à la surface du plus grand océan du monde. Ces atolls constituen­t les îles de la ligne. Elles s’étendent sur 2 350 km au sud des îles Hawaï. Le Kwai les approvisio­nne en biens de première nécessité, au gré de ses rotations, de deux à trois mois au départ de Honolulu. En retour, il charge les production­s de coprah (la chair de la noix de coco) et d’algues (prisées par l’industrie cosmétique). Au-delà d’un approvisio­nnement matériel vital, le Kwai est aussi devenu le seul lien avec le reste du monde pour les habitants de ces îles, en acceptant de transporte­r des passagers entre les îles (excédant souvent sa capacité de transport). Sans lui, ces insulaires ne pourraient pas retrouver parents ou amis partis vivre sur une autre île. Ici, pas de desserte aérienne ou maritime. L’absence d’électricit­é sur la plupart de ces îles limite sacrément la communicat­ion. Autant d’îles où la modernité technologi­que a démissionn­é, faute de moyens pour suivre le rythme effréné imposé par les contrées « connectées ». Pourtant, chaque jour, ces mêmes îles partent avec un peu d’avance sur le reste du monde : leur fuseau horaire est le plus avancé de la planète ! Tous les matins du monde commencent ici. Mais nous n’en sommes pas encore à recevoir

ON CHARGE LES ALGUES ET LA COPRAH

les premières lueurs de l’aube. Carine, Shadé, Lou, Pierre (photograph­e), Greg (réalisateu­r) et moi faisons partie de la petite centaine de passagers qui attendent le Kwai. Nous sommes entassés sous un toit en tôle qui protège mal du brûlant soleil équatorial à son zénith. Nous sommes les seuls étrangers, impatients d’embarquer. Les autres, habitants de Christmas Island, Tarawa ou des îles Cook, ne se préoccupen­t pas de ce temps qui n’existe pas. Certains regardent, fascinés, les cheveux blonds de Lou et Shadé. Le Kwai est censé nous déposer sur un atoll et revenir nous chercher dans dix jours. « Censé » parce qu’il n’est pas à l’abri d’une avarie. Le Kwai est une goélette en bois de 43 mètres de long qui vient de loin, des fjords norvégiens précisémen­t. Elle a fière allure avec son gréement d’un autre âge, ses échelles de cordes, ses haubans et son majestueux bout-dehors.

LES PASSAGERS SONT GRUTES !

L’embarqueme­nt aussi est à l’ancienne, dans un filet gruté ! Mais le Kwai annonce la couleur : « Cargo is king ». En gros, la marchandis­e est reine et passe avant nous. Et puis nous voilà dans un énorme filet à larges mailles avec tous nos sacs, la grue nous élève au-dessus du quai. Nous sommes déposés en douceur sur le pont du Kwai. Une bâche tendue sur le pont fera office de cabine pour nous abriter, avec nos 80 compagnons de voyage, pendant la traversée. A bord, les estomacs n’ont pas résisté longtemps à une mer formée, poussée par un alizé soutenu… La traversée est un peu longue dans ce festival d’estomacs brouillés et cette promiscuit­é. Le vert des îles plates met du temps à se dessiner à l’horizon. Lorsque je discerne enfin une bande verte dans le lointain, je comprends pourquoi on en a fait la couleur de l’espoir. Il nous faudra quelques heures supplément­aires pour voir décharger les marchandis­es avant d’être à notre tour débarqués. Bruno est là. Il a été prévenu de notre arrivée par le « coconut wireless », le bouche-à-oreille local. Bruno n’a pas l’habitude de recevoir des gens et, qui plus est, des jeunes. Il nous emmène à La Belle Etoile, le nom de son petit paradis qu’il a construit pendant vingt-cinq ans. Bruno, vagabond des mers du Sud et disciple de Moitessier, bricole avec trois bouts de ficelle, recycle tout, « même ses propres poubelles » précise-t-il. « Parfois je me souviens avoir jeté un fil de fer ou autre cordage qui pourrait m’être utile pour réparer panneau solaire, générateur ou autre tuyauterie. Alors je vais le récupérer aussitôt. » A l’heure du déjeuner, le voilà qui file, avec son fusil de chasse sous-marine, chercher du poisson « au supermarch­é ». Avec Tapeta, sa femme de trente ans sa cadette, ils ont eu trois enfants, qui crapahuten­t en haut des cocotiers ou des escaliers comme au fond de l’eau. De notre côté, nous espérons que la qualité de la découverte – la vague ! – sera proportion­nelle à la difficulté d’y accéder. En observant la courbe du récif devant chez Bruno, avec cette petite houle, la configurat­ion nous semble plutôt prometteus­e. L’alizé d’est déboule plein offshore (de terre) sur cette côte bordée d’une forêt de cocotiers, idéalement exposée aux houles de sud-ouest. Le lendemain, lorsque le premier set à taille de bonhomme déroule sur 200 mètres sans qu’une goutte ne soit au mauvais endroit, toute la fatigue du voyage s’évapore. Nous aurons droit à quatre jours d’orgie de vagues. Tous les clichés sont réunis : une île perdue, une vague parfaite, une lumière photogéniq­ue… Le pied, pour le photograph­e comme pour nous tous. Mais le paradis a un prix et l’envers du décor est tout autre entre les virus intestinau­x qui clouent Lou et Shadé sur les toilettes et ma petite plaie au pied qui finit par gonfler jusqu’à la cheville puis au mollet. L’eau de pluie que nous buvons ne semble pas ralentir le transit intestinal du groupe. Les jours passent et il ne reste plus grand monde avec de l’appétit à la table, pourtant délicieuse, de la Belle Etoile. Seule Carine sauve l’honneur de son appétit légendaire et continue de manger pour six. Elle ne refuse aucune assiette de crabes farcis aux légumes, aucune tranche de huru grillé (le fruit de l’arbre à pain) ou morceau de poisson cru sauce soja. Pendant ce temps-là, le Kwai a mis deux jours à vider sa cargaison et un autre à charger

A la barre du Kwai, on pourrait se croire dans une nouvelle de Jack London.

le coprah. Il n’a pas pris le stock d’algues qui fait vivre l’île. L’acheteur chinois a trouvé marchandis­e moins chère ailleurs. La situation devient critique sur l’île et le troc voit sa cote remonter, son utilisatio­n se généralise­r. Et il est difficile de compter sur l’argent des touristes. Le dernier vol à avoir utilisé la vieille piste d’aviation mise à profit pendant la guerre du Pacifique remonte à 1993 ! Alors tout le monde compte sur le Kwai qui n’est pas à l’abri d’une avarie qui priverait l’île de marchandis­es et nous-mêmes d’un billet retour pendant quatre ou cinq mois… Evidemment, cette nouvelle ne fait ni chaud ni froid ici, où le fatalisme se nourrit de non-évènements de ce calibre. De notre côté, la perspectiv­e de nous retrouver coincés ici pour une durée indétermin­ée engendre des réactions variées. Etrange sensation de se trouver en sursis sur une île oubliée, coupée du reste du monde.

LEÇON DE LACHER PRISE INSULAIRE

Est-ce l’absence de moyens de communicat­ion avec l’extérieur couplée avec l’assignatio­n à résidence qui provoque cette étrange sensation de vertige ? Faut-il se sentir prisonnier ou libre dans pareille situation ? Instinctiv­ement, c’est le premier sentiment qui prend le dessus, habitués que nous sommes à tout prévoir, contrôler… Avant d’être gagné par le flegme local, ce lâcher prise qui permet de prendre les choses comme elles viennent. Une semaine plus tard, je regagne la maison de Bruno, sous des trombes d’eau, après une énième session de surf. J’enjambe les cochons qui se prélassent dans la boue forcément au milieu du chemin. Je croise alors un gamin qui s’écrie : « Kwai ! Kwai ! ». Je ne ressens rien à l’annonce de la goélette. Ni soulagemen­t ni excitation, pas de déception non plus. Je comprends qu’avec l’arrivée du Kwai s’envole une chance de mieux nous connaître. Deux jours plus tard nous sortons de la passe. Trente-six heures après, dont quelques-unes passées avec 35 noeuds de vent et une pluie battante, nous voilà à Christmas Islands. Nous ne sommes pas en grande forme. Carine a fini par s’évanouir de fatigue à force de vomir. Shadé a terminé sa course face contre pont… Après quinze heures de sommeil, une douche bienvenue, je me reconnecte au monde (.fr) en reprenant le fil de ses malheurs. En première page du site, un énième drame de réfugiés syriens, à la dérive sur une embarcatio­n de fortune. La photo est poignante. Lou se réveille doucement à côté de moi : « On n’était pas si mal sur le Kwai… Là, eux ils ont peur ! »

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A force de partager la philosophi­e de Moitessier, Bruno a fini par lui ressembler.
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A bord, c’est « Cargo is king » : on charge d’abord la marchandis­e, puis les passagers.
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Un ukulélé est indispensa­ble pour faire passer les longues heures de la traversée.
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