Voile Magazine

Les Class 40

Il y a encore un an, Cédric de Kervenoael n’avait jamais navigué en solitaire. Cet avocat de profession est passé du barreau à la barre d’un Class 40 pour effectuer sa première transat. Portrait embarqué.

- Texte et photos : Sidonie Sigrist.

« J’AI PEUT-ETRE fait une connerie en achetant ce bateau. Et disons que je vais au bout de cette connerie en participan­t à la Route du Rhum ! ». Drôle de façon de présenter son « projet Rhum » comme on dit dans le milieu. Cédric de Kervenoael est avocat d’affaires mais il a toujours baigné de près ou de loin dans l’univers de la voile et de la course au large. Après avoir écumé les courses du RORC et brillé en Melges 24 – champion du Monde amateur en 1996 –, il avait envie d’aller plus loin. Le plus loin aurait pu être la Transquadr­a, une course d’amateurs éclairés qui bataillent aussi sur l’Atlantique. Il y avait éventuelle­ment le circuit Mini. Mais l’inconfort du bateau a pris le pas sur le plaisir que procurent ces luges. Et puis la passion a ses raisons que la raison ignore et voilà donc notre avocat à la barre de ce LNM 40, un plan Philippot en contreplaq­ué de 2007. Et il revient de loin, ce bateau. Cédric de Kervenoael s’est d’abord dit qu’il faisait une belle affaire en le rachetant pour une bouchée de pain alors que le bateau patientait sur des bers à l’Estaque, à quelques brasses de Marseille. Dans le sillage de ce Class 40, il y avait au moins une transatlan­tique en course, la Jacques Vabre en 2007 (hors jauge) avec Marc Emig et Bertrand de Broc à la manoeuvre. Mais voilà que la bouchée de pain se transforme rapidement en panier percé. Cédric avait sous-estimé l’ampleur du chantier pour remettre le bateau à flot et à niveau. Et comme il ne veut pas signer de chèques en blanc, le chantier tire en longueur. Lourd, très lourd, le 40 pieds a besoin, entre autres, d’une cure d’amaigrisse­ment. Qu’à cela ne tienne : la coque est poncée, le lest allégé, les aménagemen­ts intérieurs dénudés, la table à cartes modifiée. Le bateau est finalement mis à l’eau en 2015. Depuis, Cédric aménage tant qu’il peut son agenda profession­nel pour s’entraîner à bord, acquérir repères et automatism­es avant le grand départ. Il n’a pas pu enchaîner toutes les courses du circuit mais il s’est aligné, en deux ans, sur le record de la SNSM, le Fastnet, Les Sables-Horta, la Normandie Channel Race ou encore la Dhream Cup… Entre les courses et les convoyages en solitaire, le voilà qui prend goût à la navigation en solo, lui qui était davantage habitué aux manoeuvres collective­s.

EN SOLITAIRE, IL FAUT TOUT ANTICIPER

« En revanche, il faut tout anticiper. Le moindre petit souci devient une galère sans nom » explique-t-il après avoir joué les équilibris­tes sur la delphinièr­e pour régler un problème de galette d’emmagasine­ur de gennaker. Aujourd’hui, ce sera plutôt du faux solitaire puisque je me suis invitée à son bord. Au programme : un parcours de nuit de 60 milles au départ de La Rochelle avec tour de l’île de Ré, une bouée à virer à l’est d’Oléron et retour au Vieux Port. Dans une agréable brise de sud-ouest, nous louvoyons donc dans le pertuis breton pour aller chercher le phare des Baleineaux. Nous naviguons bord à bord ou presque avec Esprit Scout, un Akilaria RC2 barré par Jean-Luc Schoch, un autre amateur et compagnon d’entraîneme­nt de Cédric. L’avantage de n’être pas seul sur le plan d’eau est de pouvoir, via l’AIS, jeter un oeil sur les

performanc­es de son copain et de ne pas s’endormir sur ses réglages. Et Cédric n’arrête pas ! Il interroge son bateau, cherche le petit plus qui lui fera gagner quelques dixièmes de noeud dans cette brise de demoiselle. Lorsque le vent mollit tout à fait, il s’en va matosser à l’avant. Sur le retour, il fait escale à la table à cartes, s’arrache les cheveux en télécharge­ant un fichier grib pour voir si Eole sera plus clément dans la nuit, remonte dans le cockpit et ajuste le réglage du chariot de GV, vérifie d’un coup d’oeil sur le speedo si ledit réglage est payant, rectifie l’ensemble, retourne à l’AIS pour interroger la vitesse de son concurrent d’entraîneme­nt puis retourne dans le cockpit. Et ainsi de suite. Ça me donne envie de faire une sieste. En matière de manoeuvres, le Class 40 demande un minimum de préparatio­n physique tant les efforts demandés pour régler la GV de 72 m2 ou déplacer le gennaker sont astronomiq­ues pour ma petite personne. Je donne tout au winch juste pour voir, et me donner une idée des efforts demandés, puis je regarde Cédric s’affairer. Après tout, c’est lui le candidat à la Route du Rhum. Quand le vent tombe tout à fait avec le soleil, c’est repos pour tout le monde. Nous dînons dans la nuit du cockpit, avec un fond de musique qui couvre le claquement désolant des voiles sans vent. « Ce n’est pas vraiment le genre de conditions que l’on va rencontrer en novembre sur l’Atlantique… » Il lui reste quelques journées d’entraîneme­nt avant le départ. Et il espère bien naviguer dans des conditions autrement plus musclées pour voir le comporteme­nt de son bateau, et le sien par la même occasion. « Bien sûr que j’ai un peu la trouille, notamment de la baston pendant la traversée. D’une part je ne sais pas comment je réagirai et surtout, j’espère ne rien casser afin de boucler cette transat ». Cédric ne le cache pas : il n’est pas du genre bricoleur. Forcément, il a dû s’y mettre en préparant son Rhum mais il ne comprend pas grand-chose en électroniq­ue. Ce n’est pas son truc. Il a donc prévu le coup en doublant GPS et pilote à bord, deux indispensa­bles pour arriver en Guadeloupe. Pour le reste, il a enchaîné les formations sécurité, météo et routage avec le maître en la matière – JeanYves Bernot. Et il espère arriver premier en classement Vintage, consacré aux anciennes génération­s de Class 40. Pourquoi pas ? C’est tout le charme du Rhum, partir avec les cadors de la course au large avec une poignée de purs amateurs qui y vont pour le frisson.

LES SAFRANS ONT ETE RALLONGES

Après quelques siestes minutées et autant de réveils en sursaut, le vent de sud-ouest nous fait l’honneur de gonfler à nouveau les voiles et de redonner l’envie de prendre la barre. Les safrans ont été rallongés, si bien que le bateau répond au doigt et au stick. Nous filons au bon plein sous gennaker, à plus de 9 noeuds pour 15 noeuds de vent. Cédric a rempli le ballast au vent – 750 l de chaque côté –, le bateau, calé sur son bouchain, trace sa route. Quel pied ! A l’approche de la bouée à l’ouest d’Oléron, Cédric s’en va préparer minutieuse­ment l’envoi du spi à l’avant. Il est équipé d’une chaussette, semble-t-il indispensa­ble pour la manoeuvre en solitaire. Mais une fois la bulle de 190 m2 hissée, le vent s’écroule tout à fait. Que c’est triste un spi hissé et tout plissé. On remballe en attendant mieux. Heureuseme­nt pour nous et notre rendez-vous avec l’écluse, nous finissons notre navigation sur un super bord de spi, à la barre, délicieuse, avec le soleil en témoin et le chant des safrans. A cet instant-là, on comprend tout à fait cette belle « connerie », cette envie viscérale de s’inscrire, à son niveau, dans le sillage des grands noms qui ont fait la légende du Rhum, de fermer les yeux et de se jeter dans l’inconnu de l’Atlantique pour la première fois, avec sa trouille et son couteau, et de voir où tout cela nous mène… Pour l’heure, ça nous mène tout droit vers la cardinal sud censée nous épargner les écueils au nord. Mais en novembre, en passant la ligne de départ au large de la pointe du Groin, Cédric fera un peu partie de l’histoire de la reine des transats, avec les grands noms de la course au large.

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Un cockpit au clair est l’une des règles de la nav’ en solitaire.
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Il y a autant de winches que de manoeuvres, avec une courte casquette au niveau de la descente pour veiller et manoeuvrer au sec.
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Cet autobloqua­nt issu de l’escalade permet de remplacer un noeud de jambe de chien.

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