Voile Magazine

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Ils sont six trimarans géants à prendre le départ du Rhum, mais il y a un monde entre Macif et Use it Again, et même entre Idec et Banque Populaire IX... Nous avons pu nous en rendre compte en embarquant sur ces deux derniers.

- Texte : François-Xavier de Crécy.

LE CHOC DES GENERATION­S,

et surtout le choc des cultures : c’est ce qui vous frappe quand vous passez sans transition de La Trinité à Lorient et d’Idec à Banque

Populaire. Côté Idec, on fait les choses bien, mais avec les moyens du bord. On donne un coup de main pour charger la camionnett­e du préparateu­r à la voilerie, puis on embarque à la bonne franquette sur un semi-rigide dans son jus. Côté Groupama, on s’équipe « corporate » dans l’immense hangar lorientais occupé en partie par le semi-remorque également aux couleurs du team. Et pour nous débarquer, il y aura à Port-la-Forêt un immense tender flambant neuf propulsé par 350 ch... Bref, pour dire les choses crûment, la même passion, mais pas les mêmes moyens. Et du coup, le palmarès récent de Francis Joyon, que ce soit en solo (record de l’Atlantique Nord) ou en équipage (Trophée Jules Verne !), en impose encore plus. J’ai tout cela en tête en embarquant sur Idec, et au coeur un respect et une admiration un peu encombrant­s au moment d’aborder ce marin hors norme. Il faudra trouver le bon moment pour le faire parler… Pas maintenant, on envoie la grand-voile et je suis réquisitio­nné au moulin à café ! Dieu qu’il est long, ce mât. Je me serais bien essayé au vélo, hérité de l’époque où ce grand trimaran s’appelait Groupama 3 et récemment réinstallé, mais il semble réservé à Francis. Qui, soit dit en passant, ne l’apprécie pas plus que ça, c’est surtout une sécurité en cas de blessure aux bras ou au torse pendant la Route du Rhum. La grand-voile hissée et hookée, nous déroulons le J2 pour un premier bord au près bon plein, et déboulons très vite à la vitesse du vent. Même dans ces petits airs, ça fait pas mal de vent dans la figure, et on réalise soudain à quel point la plateforme, postes de barre compris, est exposée. On frémit au passage en pensant au Trophée Jules Verne ! Gwénolé Gahinet, qui a vécu l’équipée par les trois caps fin 2016, nous montre qu’on peut rehausser la casquette grâce à une sorte de pare-brise pivotant, mais il semble bien fragile. De fait, il a dû être renforcé pendant le tour du monde avec des petits bouts en Spectra qui sont toujours là. Mais à peine avons-nous goûté à ces premières sensations de glisse que la Teignouse est déjà là, nous quittons la baie de Quiberon pour les eaux belle-illoises. Francis est très occupé par le réglage de son pilote et de l’électroniq­ue du bord, je l’aborderai plus tard. Ses marins, parmi lesquels son fils Corentin, sont plus disponible­s. Tous des fidèles, et tous ravis d’apprendre aux côtés du maître. Un skipper réputé très calme, qui ne vous fait pas la leçon mais prêche par l’exemple en montrant la bonne manoeuvre. Il suffit de le suivre et de l’imiter... Tiens, ce discours n’est pas sans rappeler celui des anciens équipiers d’Eric Tabarly. Et, toutes proportion­s gardées, il y a du Tabarly chez Joyon, que ce soit dans sa façon d’aborder courses et records, un peu en marge du circuit mais souvent dans l’actualité, ou dans sa façon de communique­r. Ce n’est toujours pas le moment de l’interroger, on va empanner. Puis tomber en panne – de vent. Bientôt un léger souffle revient, pas plus de 7 noeuds, mais cela suffit pour nous propulser sous J1 à 8,5 noeuds...

DIEU QU’IL EST LONG, CE MAT !

Victime d’un chavirage en avril, Banque Populaire IX est de retour sur l’eau… juste à temps ?

Impression­nant. Les conditions sont enfin idéales, et tandis que les étraves pointent à nouveau sur l’entrée de La Trinité en chuintant gaiement, j’arrive enfin à attraper Francis quelques minutes. Pourquoi ai-je tant attendu ? Il se révèle affable et facile d’accès. Il faut juste tendre un peu l’oreille car il se livre d’une voix fluette... ce qui ne l’empêche pas de dire ses quatre vérités (voir interview). Au final, on quitte le bord dans la bonne humeur, avec le sentiment que ces marins, malgré leur expertise et leur palmarès, nous sont culturelle­ment proches. Certes le bateau est immense, la grand-voile neuve dont on attend la livraison vaut quand même 100 000 €, mais les gars d’Idec pourraient aussi bien être des copains qu’on vient encourager avant le départ d’une régate. Ce n’est pas le cas des marins de Banque

Populaire que je rencontre le lendemain à Lorient, aussi sympathiqu­es soient-ils. Eux sont dans une démarche profession­nelle ultra-structurée, déroulant la job-list d’un côté, le rétro-planning de l’autre, et chacun sa spécialité. Clément Durafour, par exemple, analyse la performanc­e du bateau. Il ne fait que cela. A chaque sortie, ce jeune ingénieur récolte les paramètres de navigation (force et angle du vent, vitesse, configurat­ion de voiles...), les réglages des foils (quant, rake) et les contrainte­s mécaniques mesurées en continu par une foule de capteurs embarqués. Il recoupe toutes ces données dans un grand shaker numérique pour affiner sans cesse le mode d’emploi du grand foiler et nourrir l’expertise d’Armel… Rendez-vous était pris à 8h30, on embarque pile à l’heure et on quitte le ponton aussitôt, comme si l’équipage jouait une partition maintes fois répétée. Armel Le Cléac’h vient de rentrer de son parcours de qualificat­ion (1 200 milles) et se repose un peu avant d’attaquer le stage organisé par le Pôle France à Port-la-Forêt. Nous sommes donc sous la houlette de Ronan Lucas, Kevin Escoffier et Pierre-Emmanuel Hérisset qui convoient le trimaran en direction de la Vallée des Fous. Egalement à bord : Yann Penformis, le patron de Multiplast, et Vincent Marsaudon, celui de Lorima, et ce n’est certaineme­nt pas un hasard. C’est grâce à la mobilisati­on de ces deux partenaire­s que Banque Populaire IX a pu retrouver l’eau dans les temps pour la Route du Rhum. Chez Multiplast, il a fallu d’abord trouver de la place, en déménagean­t notamment deux énormes fours, ensuite faire accepter le principe de ce deuxième chantier à l’équipe de Sodebo, jalouse des secrets de son nouveau trimaran en constructi­on dans le même hangar. L’espace fut soigneusem­ent cloisonné, les équipes des deux projets bien séparées et accédant au bâtiment par deux entrées différente­s ! Du côté de Lorima aussi, on a mis les bouchées doubles pour livrer dans les temps. Et là, c’est l’équipe Banque Populaire qui a dû se retrousser les manches pour convaincre le chantier CDK de prêter aux Lorientais le moule qui avait servi pour le premier mât... D’un côté comme de l’autre, mission accomplie. Banque Populaire IX sera sur la ligne de départ du Rhum avec sa nouvelle nacelle beaucoup plus protectric­e – on peut naviguer complèteme­nt à l’abri – et son mât un peu plus léger que l’ancien. Un premier bord assez serré pour parer les dangers de la pointe du Talut et prendre le large, puis on s’apprête à abattre. Il y a entre 17 et 20 noeuds de vent, donc on n’abat pas sans prévenir et je vais très vite comprendre pourquoi ! La claque est immédiate, le temps

MULTIPLAST AUX PETITS SOINS…

pour le plan VPLP de monter sur ses plans porteurs, soit environ deux secondes, et nous sommes plaqués au siège ! Façon de parler, nous nous tenons debout, en tout cas c’est l’idée… La nouvelle « cabane » offre cependant plusieurs appuis, avec notamment cette longue main courante en carbone qui court le long des parois latérales (autrefois de simples toiles). Il y a aussi cette épontille qui soutient l’arrière de la casquette, à laquelle on s’accroche dans une attitude évoquant davantage le métro parisien que la navigation extrême. Le bruit, faut-il le préciser, est terrifiant – particuliè­rement au début. Mais ce sont surtout ces accélérati­ons incroyable­s qui font régulièrem­ent passer sur l’équipage comme un grand frisson d’adrénaline. Ça pulse ! Et en même temps, dans cette houle ample et globalemen­t bien rangée, le vol est plutôt stable. En revanche, le moindre incident peut gripper la machine… C’est ce qui se passe quand le vérin du safran central laisse fuiter un peu d’huile. Résultat, l’appendice prend quelques millimètre­s d’angle par rapport à celui du flotteur sous le vent, un pincement suffisant pour le faire immédiatem­ent caviter. A 30 noeuds, l’effet est immédiat… et très bruyant : le safran sous le vent se met à vibrer en claquant brutalemen­t. Kevin lofe aussitôt et tout se calme. S’ensuivent quelques échanges très techniques auxquels nous ne comprenons pas grand-chose, puis Pierre-Emmanuel Hérisset va réparer le vérin au niveau du tableau arrière. On relance la machine, le grand huit recommence ! Et tout va bien. C’était peu de chose, mais on voit bien que la bête est sensible, que la fiabiliser entièremen­t pour une course en solitaire comme le Rhum est un travail de titan nécessitan­t beaucoup de rigueur et de méthode. Et c’est ça, le défi du team Banque Populaire dont la préparatio­n a été bouleversé­e par le chavirage intervenu au mois d’avril dernier. Fiabiliser, régler, optimiser. Pour qu’Armel puisse jouer ses chances à fond !

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 ??  ?? Francis Joyon, ici dans le passage du Béniguet, connaît son Idec sur le bout des doigts.
Francis Joyon, ici dans le passage du Béniguet, connaît son Idec sur le bout des doigts.
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 ??  ?? Yannick Guernec, responsabl­e de l’électroniq­ue, n’hésite pas à aller aussi manoeuvrer dans la bôme.
Yannick Guernec, responsabl­e de l’électroniq­ue, n’hésite pas à aller aussi manoeuvrer dans la bôme.
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Idec est plus ancien, mais en remportant le Jules Verne il a prouvé qu’il pouvait encore faire parler la poudre.
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