Tuamotu, le voyage d’une vie
Du vent, des atolls peu fréquentés souvent éloignés, l’archipel des Tuamotu, situé au nord de l’île de Tahiti, offre encore aux plaisanciers un parfum d’exotisme et d’authenticité, à l’image de Fakarava, Apataki, Toao, Rangiroa. Une expérience rare !
QU’IMPORTE
si la pluie a modifié le programme des festivités, imposant au comité de réception de s’abriter dans la mairie d’Apataki. Personne n’aurait imaginé que l’arrivée au quai de Poe Reva, notre Lagoon 400, suscite un accueil aussi improbable qu’incroyable. C’est d’abord Rosalie Orbeck, Madame le maire de cet atoll de 420 habitants qui a pris la parole, nous souhaitant la bienvenue, avant d’ouvrir les réjouissances. Elles ont débuté par un haka interprété par les garçons de l’école, suivi de danses par les filles au son des ukulélés, des guitares et du kamaka. Et, en guise de final, un déferlement de colliers de perles et de couronnes de fleurs pour chacun de nous. Il est vrai que des projets communs lient la commune à Poe Charter qui envisage d’y créer une base avec l’espoir de voir la piste d’aviation rallongée en 2021 afin de recevoir de plus gros avions. N’empêche qu’il fallait être de bois pour ne pas sombrer dans l’émotion face à un tel élan de générosité et de gentillesse. Certains esprits chagrins pourraient prétendre qu’il s’agit de folklore. Certainement pas. Seulement la manifestation de toute la culture tahitienne que les Paumotu préservent au naturel. Une forme de mana à la mode polynésienne où s’exprime l’esprit, une façon d’être et de vivre.
76 ATOLLS REPARTIS SUR 1 600 KM
Déjà près de huit jours que nous avons débarqué sur le petit aéroport de Fakarava, point de départ d’une croisière jusqu’à Rangiroa sur ce Lagoon 400 mis à notre disposition par Bruce Andrieux, fondateur de Poe Charter. Evidemment, il avait fallu faire un choix. Pas question de tout voir, de tout visiter, quand on sait que l’archipel des Tuamotu – l’un des cinq que compte la Polynésie – comprend 76 atolls répartis du nord-ouest au sud-est sur 1 600 km. Les premiers découvreurs du siècle l’avaient désigné à raison « l’archipel dangereux. » Plus près de nous, en 1974, c’est le regretté Patrick Van God qui y laissera son Trismus sur un récif de Rangiroa. Et c’est pratiquement 24 heures avant notre arrivée dans le sud du lagon de Fakarava, que nous découvrirons cette image tragique d’un Dufour 560 échoué sur le corail de la passe. Mais pas de catastrophisme. A écouter notre skipper Teiki nous détailler notre programme, avec dessins du parcours, des îles et des mouillages à l’appui, force est de reconnaître que nous sommes entre des mains expertes. Né à Papeete, il connaît bien les Tuamotu et, cerise sur le gâteau, cet ex-vice champion du Monde d’Optimist se double d’un pêcheur hors pair, au fusil ou à la ligne. Quant à notre hôtesse, Mahana – soleil en tahitien –, à en juger par ce premier déjeuner pris à bord, cata amarré au quai de Fakarava, notre croisière ne devrait, sur le registre gustatif, nous apporter que de bonnes surprises. Pour l’heure, je dois avouer que le lagon de Fakarava, dont la forme évoque un rectangle de 30 milles de long sur 10 de large orienté nord-ouest sud-est se permet quelques petits écarts de conduite vite pardonnés. Ici écrivait Bernard Moitessier de retour en Polynésie, il y a très exactement cinquante ans au terme de La Longue Route : « Ce n’est pas tout à fait la terre, ni tout à fait la mer. Mais une union des deux comme offerte au marin dans un écrin d’azur entouré d’immensité. La voile trouve ici un sens nouveau. » Immensité certainement mais pas encore écrin d’azur au moment d’appareiller pour longer la côte est de l’atoll, cap sur le petit mouillage de Kaukuraora recommandé par Aldric, de Fakarava Yacht Services. Le ciel est couvert, le vent dans le nez. π de quoi refréner cette excitation née de ma première expérience de navigation sur un lagon. Pour le vent, à la lecture des guides, j’étais prévenu. Chacun se plaît à rappeler qu’il est en général de secteur est, capable en certaines occasions de souffler jusqu’à 25 noeuds. Il s’agit même d’une des particularités des Tuamotu. Avec ses atolls au ras de l’eau dont certains sont immenses à l’image de celui de Rangiroa, rien n’arrête ni les nuages ni l’alizé. Ce dernier, dans un moment de colère, étant capable de lever une mer agitée.
Installé au poste de barre, j’écoute religieusement les explications de Teiki.
Ses yeux ne quittent pas l’écran du traceur Brookes où s’affichent les balises rouges et vertes définissant le chenal hydrographié. Pour lui, pas question de relâcher sa vigilance qui pourrait se résumer par cette petite phrase qu’il répétera à maintes reprises : « Quand tu ne vois pas, tu ne fais pas ». Ou, en d’autres termes, naviguer aux Tuamotu impose de surveiller les « patates », les pavés de coraux qui peuvent se présenter sur la route. Ce sera ma première leçon avant de passer à la deuxième au moment de mouiller. A chaque fois, Tihiki fera en sorte de poser son ancre sur du sable plutôt que sur des coraux. Et toujours dans moins de 10 mètres d’eau afin d’être capable de plonger au cas où. A terre, première rencontre avec un hoa, sorte de fracture entre océan et lagon dans la ceinture corallienne. Et premières leçons de choses, l’occasion de découvrir les vertus du cocotier, « l’arbre de vie » et les branches de miki miki utilisées par les Tahitiens pour la fabrication des hameçons. En tout cas, pas âme qui vive à terre comme sur l’eau. J’avais quitté la France avec des préjugés. Dans la tête, l’idée de
La ceinture corallienne sert d’écrin aux lagons paradisiaques des Tuamotu.
devoir faire face aux nombreux touristes et plaisanciers. Ils brillent par leur absence si ce n’est quelques bateaux au mouillage près de la passe sud de Fakarava. C’est l’un des autres attraits des Tuamotu. Les visiteurs se comptent en nombre limité. En grande majorité des amateurs de plongée qui viennent ici profiter de sites réputés, à l’image du spot de Tetamanu. Quelques farés, une quinzaine d’habitants, une église, la première des Tuamotu, des requins à pointe noire, le petit village de Tetamanu donne le ton à mon premier périple en Polynésie où la nature, composée d’une ceinture corallienne ressemble, vue du ciel, à une dentelle posée sur l’océan. « Par bateau, écrivait Dominique Charnay dans son livre sur les Tuamotu, l’atoll apparaît comme une ligne uniforme, ondulante, frangée d’écume, surmontée d’un rideau de cocotiers qui surgit de la houle comme une épreuve photographique ou un dessin d’enfant. »
LA PASSE : ENTREE DU PARADIS OU DE L’ENFER !
Ces quelques lignes me semblent convenir parfaitement à notre arrivée sur le petit atoll de Toau (prononcez Toou) distant d’une cinquantaine de milles de Fakarava. Car, bien évidemment, c’était écrit. Le grand beau temps est arrivé à l’heure de sortir par la passe Garuae au nord de Fakarava. Selon son habitude, Teiki l’a négociée avec du courant contraire pour rester plus manoeuvrant, pointant les deux étraves de notre cata sur la zone la plus calme. Evident ! Franchir les passes creusées dans le récif barrière, couloir naturel de renouvellement des eaux du lagon, n’a rien d’anodin. La mer peut y déferler en raison des courants violents selon l’heure de la marée. Quant au moteur, il s’impose tout naturellement pour limiter les risques. Pourtant, une fois salué Fakarava, c’est sous voiles, sous génois et grand-voile haute, que nous faisons route par une brise idéale, 15 noeuds de vent, au travers. A l’heure où le soleil inonde la ceinture corallienne, que rêver de mieux ? Tout est réuni pour faire de cette journée « the perfect day ». En route, Mahana avait préparé la bonite pêchée à la ligne par Teiki. Sous pilote, Poe Rava traçait gentiment sa route, laissant au skipper le soin de préparer notre prochain mouillage. Le franchissement de la passe Otugi, située à l’est du lagon, s’est déroulé sans problème. Mais pour ne rien vous cacher, je dois préciser que Teiki avait au préalable sillonné les abords du lagon à bord de l’annexe. Son but : poser l’ancre dans une eau cristalline, sur fond de sable, à l’écart des patates. Ultime étape avant de nous offrir ce petit coin de paradis. Personne aux alentours. A terre, pas le moindre faré mais une petite plage de corail bordée d’une végétation composée de cocotiers et de raisins de mer. Et, sous la mer,
notre déjeuner avec au menu des bénitiers pêchés à l’aide d’un tournevis par Mahana et un mérou chassé au fusil par Teiki.
C’est vrai qu’il m’avait fallu patienter. Mais cette première vision idyllique de l’atoll suffisait à justifier que les précurseurs, de Robert Louis Stevenson à Jack London, d’Alain Gerbault à Bernard Moitessier, aient entraîné dans leur sillage un cortège de circumnavigateurs oubliant les difficultés de naviguer dans ces zones souvent peu hydrographiées. Pour moi, comme pour eux, ces dizaines d’atolls, par-delà leur nudité, avaient comme un parfum de paradis retrouvé. Le jardin d’Eden, il a suffi de contourner l’atoll de Toau par sa face est pour qu’il se révèle dans l’anse Amyot, l’une des rares des Tuamotu. Le temps était maussade, mais rien n’aurait pu rompre le charme de ce coin perdu et préservé. Une pension tenue par Jean mais surtout la rencontre avec deux personnages hors du commun, Valentine et Gaston. Ils ont commencé par s’excuser de ne pouvoir nous proposer leur menu de fête (40 euros) composé de sept plats à base de coco, y compris de la langouste grillée pêchée par Gaston. Il est impératif de les prévenir deux jours avant. Puis c’est Gaston, arrivé ici à vingt ans, Valentine à l’âge de six mois, qui nous a proposé de faire le tour du propriétaire. Son terrain, où il exploite 500 cocotiers en récoltant la noix de coco qu’il fait sécher avant de vendre le coprah transporté par sacs jusqu’à Fakarava. Sans se faire prier et avec une gentillesse naturelle, il m’a tout montré. L’art de casser la noix sur un pieu ou la façon de la couper en deux à la hachette avant de la faire sécher sur un séchoir à toit mobile. Gaston a fait une pose devant son pamplemoussier tout juste planté, pas peu fier de nous montrer ses premiers fruits. On a fait un détour par sa porcherie où ses cochons nourris au coco font partie de son menu de fête. Puis, Valentine a pris le relais pour nous présenter sa petite église de la Pentecôte avant que l’équipage se retrouve autour de la table. On a levé nos verres de punch aux fruits de la passion au son des « manuia » dont chacun sait qu’ils signifient :
« à votre santé » en langage tahitien.
L’ACCUEIL POLYNESIEN EST INEGALABLE
Enfin, le lendemain matin, nous avons redébarqué chez Valentine et Gaston pour une grande première. Un petit-déjeuner accompagné d’une carangue fraîchement pêchée, cuite au barbecue. Pour l’équipage, une page se tournait, laissant dans son sillage le souvenir d’une rencontre mémorable. Une autre s’ouvrait, marquée par notre entrée par la passe de Pataka avant de nous amarrer au quai d’Apataki. Là où Madame le maire nous réserva un accueil inoubliable prolongé par une journée d’escale. L’occasion de faire le plein d’eau et de compléter les vivres à l’unique épicerie de la rue principale. Là encore, peu de touristes à l’horizon mais toujours de belles rencontres. Nous avons suivi Jean, 72 ans, un physique de jeune homme, jusqu’à ses parcs à poissons avant de l’accompagner chez lui pour qu’il nous présente son dernier bateau à moteur construit avec son fils pour aller à la pêche au mahi mahi. Comprenez : tenter d’attraper une dorade en dirigeant le bateau, une main sur la barre verticale située sur l’avant, l’autre tenant une sorte de harpon équipé de pointes acérées. Aujourd’hui, je peux dire que nous avons passé du bon temps à Apataki en découvrant, visite
La quiétude du Pacifique n’est pas un mythe, surtout au coucher du soleil.
des fermes à l’appui, la culture des huîtres perlières. Il fut bon de se laisser porter dans la petite rue principale où chaque apparition d’un tricycle – véhicule d’adoption des habitants – s’accompagnait d’un « ia ora na », bonjour en tahitien. Et tout aussi salutaire de mouiller, le temps d’un déjeuner, dans le lagon devant le Pito, le nombril d’Apataki, un motu de la taille d’un confetti qu’il est indispensable, selon la légende, de couronner pour saluer toute venue à Apataki marquée encore par une rencontre inoubliable face au motu Tamaro. Là où Alfred, Pauline et leur fils Tony ont créé il y a dix ans cet improbable chantier naval (voir encadré).
LE SPECTACLE EST AUSSI DANS LES CIEUX
Au mouillage, le jour de notre passage, il manquait Alfred, retenu à Papeete pour des examens médicaux mais quelle joie d’y retrouver Valentine, sa cousine accompagnée de Gaston. Nous étions près d’une vingtaine autour de la table pour fêter les vingt ans de Tahai, arrivé l’an passé au chantier. Pendant près de cinq heures, il avait pris le volant pour tourner la broche et cuire un gigot d’agneau et une épaule de cochon, qui ont atterri dans nos assiettes. A l’heure des gâteaux, Mahana, notre hôtesse, s’est mise à danser jusqu’au bout de la nuit au son des incontournables instruments à cordes renforcés par la présence de la basse, une poubelle à manche et corde de nylon, confiée à Gaston. Je confirme et signe, ce fut une sacrée soirée, suivie le lendemain par une journée de baignade sur la longue bande de corail voisine immaculée. Tous ces bons et heureux souvenirs me trottaient dans la tête la nuit en faisant route vers notre dernier atoll, Rangiroa. Après un tel flot d’émotions, ces 80 milles parcourus sous génois seul à 160 degrés du vent étaient les bienvenus. La nuit s’était mise sur son trente et un pour nous offrir une voie lactée comme dans les livres avant que le soleil, sur les coups de 5h30, n’enflamme l’horizon. Une nouvelle fois, les guides n’avaient pas manqué de vanter la vocation touristique de Rangiroa : ses hôtels de luxe, l’animation du village de Tiputa, proche de la passe. Tous ces commentaires méritent d’être tempérés. On peut passer quatre à cinq jours dans l’immense lagon – 45 milles d’ouest en est, 18 milles du nord au sud – à l’écart du monde. Ce que nous avons fait grâce l’expérience de Teiki qui s’est empressé de fuir le mouillage principal pour nous offrir de petites pépites. Le minuscule motu Paio par exemple, foulé à deux reprises. La deuxième fois, notre skipper a mouillé, fait rarissime, ancre à l’avant et à l’arrière. Mieux encore, il est parti chasser, ramenant à la pointe de son fusil, une carangue, un perroquet et deux rougets qui finiront sur le barbecue du bord pour notre dernier dîner. Si nous avons fait l’impasse sur les fameux sables roses malmenés par la houle des jours précédents, nous nous sommes offert deux incontournables de Ranguiroa, un mouillage à l’extérieur du lagon vert puis un second au lagon bleu dont le calme et la beauté touchent au sublime. Ce petit lagon intérieur au grand lagon, accessible seulement en annexe, offre une palette de couleurs infinie où tous les dégradés de bleus semblent s’être donné rendez-vous. Le tout bordé de cocotiers que Stevenson comparait à « des girafes végétales gracieusement dégingandées. » Certes, cette vision paradisiaque se mérite. Ainsi, nous avons appris à nos dépens qu’il est impossible de payer avec une carte de crédit pour aller faire le plein de gasoil à quai près de la passe d’Avatoru. Et qu’avec plus de 1,50 m de tirant d’eau, le quai est inaccessible, imposant l’utilisation de jerricans transportés par l’annexe. Se plaindre ? Pas vraiment.
Les Tuamotu ont encore ce parfum des îles enchantées où l’arrivée du bateau de liaison, le St Maris-Stella IV, le jour de notre départ pour Papeete, perpétue la tradition polynésienne. Une tradition ancrée au plus profond du coeur de tous les îliens. Manuia !
On mouille l’ancre entre les patates de corail dans une palette de bleus insoupçonnables.