Nouvelle rubrique : Défricheurs d’océans
Et si les pionniers de la voile au long cours avaient encore des choses à nous dire ? Leurs formidables parcours nous rappellent qu’il n’y a pas besoin de gros moyens ni de bateau dernier cri pour faire de beaux voyages, juste l’envie de partir… Première illustration avec l’Américain Harry Pidgeon, ouvrier agricole devenu marin, qui boucla deux tours du Globe dans les années 1920 et 1930…
Naître en 1869 dans une ferme isolée de l’Iowa, à 1 300 km du port le plus proche, il y a sans doute mieux pour envisager une carrière de navigateur. Deuxième né d’une fratrie de dix enfants dans une famille de quakers, Harry commence par rêver en lisant des récits d’aventure et en contemplant le Mississippi, à 30 km de chez lui.
A 15 ans, il quitte les plaines du Middle West pour gagner sa vie dans les ranchs californiens. A 25 ans, le voilà bûcheron en Alaska où il découvre les périls de la navigation en eau vive à bord de canoës faits maison en bois toilé. Il apprend la photographie sur le tas et vend ses clichés aux exploitants forestiers et aux rares touristes. Passé la trentaine, il retrouve le Mississippi de son enfance, descendant le fleuve sur plus de 3 000 km à bord d’une barque à fond plat munie d’une voile.
Et le grand large ? Il y arrive, tout doucement… La mort de son père en 1917 et la vente de la ferme familiale achèvent de couper les derniers liens avec son Iowa natal. Harry s’installe sur une grève paisible au fond de la baie de San Pedro, le port de Los Angeles, et se lance. S’aidant d’une modeste brochure – « Comment construire un yawl de croisière » – vendue par le magazine américain The Rudder, il réalise son bateau tout seul de A à Z, voiles comprises, reprenant les grandes lignes du Seagoer (10,30 m de long pour 58 m2 de voilure).
En 1919, Il fête presque simultanément ses 50 ans et la mise à l’eau d’Islander dont la jolie coque à bouchains et la finition impeccable font l’admiration des plaisanciers locaux. Mais l’intérieur reste d’une simplicité monacale, sans la hauteur debout, et le marin se passera de moteur, économie oblige. Après quelques mois de prise en main du bateau en compagnie de ses amis californiens, Harry largue les amarres en novembre 1921 pour les Marquises. Le tour du monde n’est pas a priori au programme, mais c’est bien ainsi que l’affaire va se terminer… Heureux en mer, curieux à terre, sympathisant avec les insulaires, allant d’émerveillement en émerveillement au fil des archipels du Pacifique, de l’océan Indien puis de l’Atlantique, il retrouve son havre de San Pedro en octobre 1925, deuxième « tourdumondiste » solitaire de l’histoire, après Joshua
Slocum, et premier à emprunter le canal de Panama. La grande presse l’ignore mais le bouche-à-oreille lui vaut de nombreuses invitations à raconter son voyage dans les yacht-clubs. Cet aventurier discret s’y prête de bonne grâce, projetant ses photos à l’aide d’une lanterne à pétrole, comme il le faisait dans les villages isolés du Pacifique.
En 1932, sous prétexte de rendre service à une nièce et à une amie de celle-ci qui voudraient apprendre à naviguer, il met le cap sur Hawaï, y dépose ses équipières… et poursuit vers l’ouest. Rien de prémédité, mais la tentation est trop forte : en cinq ans, il boucle son second tour du monde en solitaire, reprenant à peu de chose près la route du premier. Il en aurait de toute évidence bouclé un troisième dix ans plus tard si un cyclone n’avait jeté Islander à la côte en 1948 aux Nouvelles-Hébrides (l’actuel Vanuatu) où il faisait escale, en compagnie cette fois de sa femme Margaret, épousée quatre ans plus tôt (à 75 ans donc !)… Pas découragé pour autant, Harry met en chantier un nouveau voilier plus petit ( Lakemba, un Sea Bird de 7,80 m). Le couple y passera encore de belles années, vivant en permanence à bord, avant qu’une pneumonie ne mette un terme, en 1954, à l’incroyable parcours du plus sociable des solitaires.
Olivier Le Carrer
« Au cours de mon long périple, j’ai rencontré bien des gens qui visitaient le monde depuis le pont de yachts merveilleux, entourés d’amis et des luxes que la richesse procure, mais aucun d’eux ne m’a semblé heureux comme je l’étais à bord de mon petit yawl ».