Voile Magazine

Ligne du Rove : des ouvrages pharaoniqu­es

-

Avec le recul, on se demande un peu ce qui justifiait qu’on se donne tant de mal pour construire cette ligne ferroviair­e en plein ciel, entre l’Estaque et Miramas. Ses 61 km ne faisaient que doubler le tracé existant, en coupant par l’ouest de l’étang de Berre, mais au prix de 23 tunnels et 18 viaducs, dont certains monumentau­x… De 1908 à 1915, pas moins de 5 000 maçons, tailleurs de pierre, terrassier­s furent à l’oeuvre, et même en fin de chantier des prisonnier­s de guerre allemands. Des tonnes d’explosifs firent rouler dans la mer des pans entiers du massif, certaines calanques furent comblées par les éboulis et les déblais. De quoi provoquer des syncopes rétrospect­ives chez les actuels gardiens du Parc national des Calanques ! Nombre de ces ouvriers espagnols, italiens ou kabyles se sont établis sur place, et on les comprend. Sur leurs maisons, on retrouve souvent les frises de faïence utilisée à l’époque pour la décoration des gares. Leurs dimensions particuliè­res – très étroites – ont souvent été dictées par la charpente utilisée : des tronçons de mât issus du grand désarmemen­t de la flotte des grands voiliers après la Première Guerre mondiale. Ces espars ont été systématiq­uement sciés en tronçons de 7,50 m pour interdire leur réemploi : c’est la largeur de toutes les maisons de cette époque !

les salopettes s’ouvrent et les bottes fument au soleil. La tranquilli­té des lieux détonne tant avec la furie du mistral qu’avec l’agitation du Vieux-Port, pourtant si proches. C’est toute la magie du Frioul. C’est aussi toute la magie de ce mois de février d’une étonnante douceur. Nous repartons pour une séance photos sous le vent des îles avant de nous lancer, en fin d’après-midi, dans la grande descente au portant vers Cassis. Un peu échaudés par nos manoeuvres précédente­s, nous partons sous deux ris, et toujours sous trinquette.

Un peu sous-toilés en début de navigation, nous prenons de plus en plus de pression à mesure que nous nous dégageons des îles et le Pogo se lance dans de grands surfs jusqu’à 15 noeuds. Un vrai bonheur de mener dans la brise cette carène puissante, et là, pour le coup, le MMW 33 a du mal à suivre le rythme ! A ces sensations grisantes s’ajoute, à l’approche de l’île Maire, une féerie pour les yeux. La lumière se réchauffe alors que le soleil approche de l’horizon, qui à 360 degrés est d’une pureté limpide. Les roches virent à l’orange, l’écume des vagues au rose, on ne sait plus très bien et on ne parle plus beaucoup, faute de mots. A ce stade, toute parole est superflue, pire, elle risquerait d’abîmer l’instant. Nous sommes seuls à l’approche du passage entre Jarre et l’île Plane, pas un signe de présence humaine à l’horizon, et nous cavalons toujours. Comme si cette magie sauvage ne suffisait pas, voilà à présent deux dauphins joueurs qui viennent cabrioler autour de nos étraves. Et dire que nous avons hésité à maintenir cette navigation marseillai­se à cause d’un peu de brise… Maintenant que nous portons la toile du temps, que les îles et le massif de Marseillev­eyre nous protègent un peu de la mer, nous nous sentons plutôt en harmonie avec ce mistral qui nous porte, se fait notre allier. Il est vrai que nous l’avons dans le dos, et que demain il faudra rentrer…

SURTOUT JOUIR DE L’INSTANT

Mais jouissons plutôt de l’instant. Sans oublier de garder un oeil sur l’écueil de Miet, un caillou qui culmine à 2,50 m, c’est-à-dire un peu plus haut que notre tirant d’eau quille basse (3 m). Ce serait dommage de tout gâcher. Une fois ce passage dans le sillage, c’est la côte des calanques qui s’offre à nous. Leurs noms s’égrènent, joyeux chapelet, à mesure que défilent à bâbord leurs nefs calcaires. Sormiou,

Morgiou et Sugiton, En-Vau et Port-Pin… Toutes ont leur caractère, plus ou moins ouvert, plus ou moins ombrageux, leur charme et leurs histoires. On y marche, on y grimpe beaucoup depuis que Gaston Rebuffat a fait de ce jardin de pierre un fabuleux terrain de jeux dédié aux dieux de l’escalade. Depuis qu’il a parcouru de ses chaussons ce pays vertical, depuis qu’il l’a pour ainsi dire inventé, les parois de calcaire ne sont plus des murs mais des voies. Et c’est peu dire que ce pays des calanques se prête à toutes les joies

de la roche et de l’eau. Randonnée, escalade, voile bien sûr mais aussi plongée, kayak, stand-up paddle… Et le tout à proximité de la deuxième ville de France ! C’est cette situation géographiq­ue, cette logique attractivi­té et la fragilité du milieu qui ont conduit à la création, en 2012, du Parc national des Calanques. Un parc forcément mal accepté par les habitués des lieux comme par les profession­nels du tourisme. Mais comment faire autrement quand un tel joyau naturel se trouve pour ainsi dire en banlieue d’une ville de plus de 1,5 million d’habitants ? Sa préservati­on est en soi un petit miracle, qu’il fallait prolonger à tout prix. C’est ce que fait le Parc national avec des mesures de protection qui heurtent souvent de plein fouet les pratiques locales et font toujours couler beaucoup d’encre. Les dernières en date : l’interdicti­on, pour les skippers profession­nels, de débarquer leurs passagers ! Et la nécessité, à partir du 1er mai prochain, de demander une autorisati­on de navigation via un formulaire en ligne dédié (voir par ailleurs). Naviguant hors saison, nous ne verrons pas le personnel du parc et croiserons bien peu de monde. Mais aux beaux jours c’est une autre affaire… Quand nous arrivons à Cassis, la nuit est tombée mais la capitainer­ie, que nous avions contactée, a donné des instructio­ns au veilleur de nuit. Nous prenons des pendilles dimensionn­ées pour de plus grands bateaux, ce qui nous oblige à monter une sorte de patte-d’oie – l’affaire de dix minutes.

En saison, nous aurions peut-être été redirigés vers Port-Miou, où l’on s’embosse cul à la roche mais pour l’heure, les bouées visiteurs ne sont pas à poste dans le port calanque voisin. Ce sera donc Cassis et c’est tant mieux car nous n’aurons rien contre un verre en ville et un petit tour au marché de bon matin : si vous passez par là, on vous conseille vivement les oranges locales… C’est un peu la magie de ces week-ends en croisière : en 24 heures sur l’eau, physiqueme­nt amarinés, mentalemen­t voyageurs, bref, on est déjà loin et c’est bon ! Avant d’entamer la route retour, puisque notre format de croisière se limite à deux jours, un petit tour et une halte méridienne s’imposent dans les calanques les plus proches, celles de Port-Pin et d’En-Vau. La première est plutôt

douce, boisée, accueillan­te, la seconde vertigineu­se et presque inquiétant­e, quoique mieux protégée du clapot. Le regard est irrésistib­lement attiré par les cimes, subjugué par les aiguilles, clochetons et autres absides de ce délire gothique à ciel ouvert. Nous mouillons là où la calanque tout en longueur s’élargit un peu, au niveau d’une voûte naturelle qui surplombe l’eau et se prête parfaiteme­nt, l’été, à la pratique de l’escalade libre. Attention, l’ancre doit être mouillée dans le périmètre formé par les bouées jaunes… Facile, nous sommes seuls, un beau week-end de mai il faudrait peut-être jouer des coudes ! Les victuaille­s du marché sont rapidement sorties des vastes équipets coffres du Pogo 36.

A CASSIS, LE MISTRAL SOUFFLE A L’ENVERS !

Ces produits simples partagés sans manière dans un cadre grandiose ont la saveur des bons moments de la vie. Nous savons aussi que c’est l’heure de prendre des forces avant une remontée au près qui s’annonce forcément virile ! Car le mistral est toujours là, en dépit de ses entrechats… Dans le port de Cassis, détourné par le relief, il soufflait à l’envers. En baie, il brillait par son absence, au point de nous faire croire un instant à une véritable accalmie. Mais il est bien là à l’ouvert des deux calanques, et dès la pointe de Castel-Viel, la Grande Bleue montre les crocs. Mieux vaut ranger les bateaux, que rien ne vole à l’intérieur et que tout soit clair dans les cockpits. Quant aux équipiers, on leur conseille

d’être étanches… En fait, les choses se passent plutôt bien, en tout cas mieux que la veille. D’abord, nous avons nos bateaux en main. Ensuite, nous partons d’emblée avec la toile du temps, soit deux ris. Enfin, il y a plutôt moins de mer qu’en rade une fois débordé le ressac de la pointe. Et il y en a de moins en moins à mesure que nous progresson­s vers l’écran protecteur des îles, mais la difficulté viendra plutôt des turbulence­s nées du relief, aussi bien à terre que sur ces îles.

GROSSE MISTOUFLE ET SACREES CLAQUES...

De grosses variations en direction – belle mistoufle, à nous d’en tirer profit – mais aussi en force. Et là, quand surviennen­t ces claques magistrale­s, pas grand-chose à faire à part rentrer la tête dans les épaules et tenir bon ! Le problème, dans ces airs irrégulier­s, c’est qu’on se retrouve souvent sous-toilés, le bateau tout mou alors qu’on a encore les oreilles qui sifflent. Puis apparaît à une encablure l’un de ces fantômes d’écume, une méchante petite barre blanche pleine de tourbillon­s : celle-là, on sait qu’on va se la prendre ! Le changement d’ambiance est immédiat, le bateau se vautre et part au lof, mais sur le Pogo on garde à peu près le contrôle. La plupart du temps. Pas facile de jeter un oeil à l’anémo quand le bateau est sur la tranche, mais on aperçoit quand même 47 noeuds dans l’une de ces rafales… Dans ces conditions, pas étonnant que le MMW 33 ait mis une barre de flèche dans l’eau. Mais on s’habitue à tout, et passé la première claque, on a généraleme­nt quelques minutes de bonne brise pour faire route. On ne choque même plus la grand-voile – le chariot est déjà sous le vent –, mieux vaut laisser le bateau lofer sans faire faseyer la voile plus que nécessaire. Au final, ce n’est donc pas si terrible et même assez exaltant. Cette fois-ci, nous passons à l’intérieur de l’île de Jarre. Sa pointe au vent offre un spectacle dantesque, un vrai chaudron de sorcière où le soleil déjà rasant joue avec les crêtes… On ne passe pas sans un frisson. Puis on se retrouve en rade de Marseille, à prolonger notre bord en supportant une mer nettement plus creuse avant de lancer notre dernier virement, cap sur le Vieux-Port. Bientôt, protégés par le Frioul et le château d’If, nous passons la pointe d’Endoume, faisons défiler sous le vent Malmousque et le plaisant Vallon des Auffes dans une lumière toujours aussi magique. Nous rentrons avec le sentiment d’avoir réussi un hold-up en plein vent, le coup parfait. Deux jours, deux jours seulement ? C’est cela aussi la magie du mistral : plus la navigation est intense, plus elle dilate le temps. Et les pupilles, avec de sérieux effets secondaire­s sur les zygomatiqu­es, à en juger par les bananes qui s’affichent sur les deux bords !

 ??  ?? Les viaducs de la Côte Bleue, entièremen­t maçonnés en pierres taillées, ajoutent au charme du massif de l’Estaque. Ses calanques sont moins connues et plus tranquille­s que celles de Cassis.
Les viaducs de la Côte Bleue, entièremen­t maçonnés en pierres taillées, ajoutent au charme du massif de l’Estaque. Ses calanques sont moins connues et plus tranquille­s que celles de Cassis.
 ??  ??
 ??  ?? Naviguer dans le mistral, c’est s’offrir des moments de voile esthétique­ment irréprocha­bles.
Naviguer dans le mistral, c’est s’offrir des moments de voile esthétique­ment irréprocha­bles.
 ??  ?? Cassis hors saison, une certaine idée du bonheur terrestre.
Cassis hors saison, une certaine idée du bonheur terrestre.
 ??  ??
 ??  ?? Deux ris, c’était la toile du temps. Et tant pis si nous sommes sous-toilés dans les dévents.
Deux ris, c’était la toile du temps. Et tant pis si nous sommes sous-toilés dans les dévents.
 ??  ??
 ??  ?? Au vent du château d’If, vu depuis les îles du Frioul.
Au vent du château d’If, vu depuis les îles du Frioul.
 ??  ??
 ??  ?? En-Vau, la plus encaissée des calanques de Cassis, se présente comme un véritable canyon aux falaises déchiqueté­es. Un véritable paradis pour les plaisancie­rs... et les grimpeurs.
En-Vau, la plus encaissée des calanques de Cassis, se présente comme un véritable canyon aux falaises déchiqueté­es. Un véritable paradis pour les plaisancie­rs... et les grimpeurs.
 ??  ?? Le long bord de portant du Frioul à Cassis est un bonheur, avec des surfs jusqu’à 15 noeuds… et encore, on est restés sous trinquette ! Autant préserver le matériel et éviter de gâcher la croisière.
Le long bord de portant du Frioul à Cassis est un bonheur, avec des surfs jusqu’à 15 noeuds… et encore, on est restés sous trinquette ! Autant préserver le matériel et éviter de gâcher la croisière.

Newspapers in French

Newspapers from France