Filière nautique Le miracle français
Souvent complexés vis-à-vis des Allemands, les industriels français relèvent la tête dès qu’il s’agit de la plaisance. Parce que l’excellence nautique française est une réalité, enracinée dans cinquante ans d’histoire… Mais pourquoi, comment ? Anatomie d’un petit miracle.
IL N’Y EN A PAS TANT que cela, des secteurs économiques dans lesquels nous, Français, pouvons pavoiser sans complexe. Alors pour une fois, ne jouons pas les faux modestes et assumons cette position dominante ! Evidemment, on ne parle pas d’un secteur stratégique comme l’automobile, l’électronique ou la sidérurgie. Mais la construction navale de plaisance, c’est quand même 1 343 millions d’euros* de chiffre d’affaires et près de 10 000 emplois peu susceptibles d’être délocalisés. C’est surtout le réacteur d’une filière plus vaste incluant l’équipement, la location maritime (près de 230 millions de chiffre d’affaires* avant le Covid), la glisse, la course au large, avec des bénéfices induits difficiles à quantifier sur le tourisme sur les côtes, voire dans les terres si l’on inclut la location fluviale. Une filière presque parfaitement intégrée, dans la mesure où les entreprises du secteur sont dominantes ou très présentes dans tous les métiers, à l’exception notable des motoristes. Une filière enfin clairement tournée vers l’export, si l’on en juge par exemple par son taux de couverture : pour un voilier étranger vendu en France, dix bateaux français le sont à l’export. Et cette position est solide : depuis le début des années 2010, plus de 70 % de la production française est exportée. Pire : les trous d’air économiques, à l’image de la crise financière des années 2008-2009, semblent renforcer la domination du nautisme français.
Le Groupe Bénéteau, locomotive de la filière, a fait le pari audacieux d’accélérer le renouvellement de ses gammes quand ses concurrents optaient pour la prudence financière. Résultat : le groupe vendéen a accru sa part de marché pendant la crise, tout en soutenant son réseau.
De quoi se réjouir, donc, mais aussi de quoi s’interroger. Si l’on considère que les Britanniques sont les inventeurs du yachting, que les Allemands sont les champions de l’industrie, que les Italiens ont historiquement d’excellents constructeurs de bateaux…
TABARLY OU LA FIERTE RETROUVEE
Comment expliquer que la France ait raflé la mise ? Cette France réputée terrienne, plus tournée vers ses pâturages que vers le grand large, s’est découvert un destin, une passion. Dans le sillage des victoires de Tabarly, on le dit souvent et c’est vrai, mais aussi à la faveur d’un alignement de planètes absolument remarquable. Un faisceau de facteurs favorables comme il s’en présente rarement dans l’histoire économique de notre vieux pays. Eric Tabarly, c’est vrai, fut le héros d’une « fierté retrouvée », le mot est de Stéphan Constance, face au vieux rival britannique. Mais il ne fut pas le seul. En Bernard Moitessier, la France a pu trouver un héros *Exercice 2018-2019, source FIN
Sun Fast 3200, J/99 et JPK 1030... Sur le créneau de l’IRC aussi, les chantiers français donnent le La !
différent et pour ainsi dire symétrique. 1964, c’est l’heure de gloire d’un marin français issu de l’Ecole navale qui célèbre sur les Champs-Elysées sa victoire sur l’Atlantique – salué comme il se doit par le général de Gaulle en personne. 1968, c’est le coup d’éclat d’un citoyen du monde qui renonce aux honneurs de la victoire sur le Golden Globe Challenge et leur préfère le retour à la nature en Polynésie. Avec ces deux-là, on en a pour tous les goûts – et tous les Français. Pour les cheveux courts et les cheveux longs, les compétiteurs et les romantiques… Sociologiquement, c’est parfait. Et cela va durer car nos deux héros auront leurs émules, Kersauson et la bande de Pen Duick VI d’une part, les Damien et tous les globe-flotteurs des années 70 d’autre part. Les premiers ont été plus souvent sous les feux de l’actualité, mais les seconds ont vendu des centaines de milliers de livres et profondément marqué notre imaginaire maritime… Bref, avec de telles têtes d’affiche, la France était prête. Mais cet engouement seul n’aurait pas suffi. Au même moment, si l’euphorie économique des Trente Glorieuses tirait sur sa fin, la diminution du temps de travail et l’esprit jouisseur de 68 allaient permettre l’explosion de la demande de loisirs de plein air.
DES MILLIERS DE PLACES AU PORT
Le camping, la mer. Les ports. Il s’en construit partout dans les années 60. On n’a pas idée aujourd’hui de l’ampleur du plan Racine, qui met en oeuvre des moyens colossaux pour assainir d’immenses zones marécageuses, construire Port-Camargue et La Grande Motte. Port-Grimaud, porté par la vision d’un Jean-François Spoerry, vieillira mieux. Dans l’Ouest, dans les années 70, on bétonne aussi sans complexe, de La Rochelle à Arzon où un port immense remplace la vasière du Crouesty. A Brest, à Perros-Guirec, aux Sables d’Olonne, à Granville et ailleurs, ce sont des kilomètres de pontons à garnir… Avec quels bateaux ? C’est là qu’intervient le troisième étage de la fusée, la phase décisive du miracle nautique français. Une révolution était déjà en cours dans la conception des bateaux, avec des architectes comme Jean-Jacques Herbulot ou Philippe Harlé dont les petites luges en contreplaqué ont défrayé la chronique dès le début des années 60, voire avant avec le Vaurien. C’est l’émergence d’un nautisme affranchi des yacht-clubs, d’une pratique populaire et proche de la nature dont les prophètes prêchent sur un archipel jusque-là oublié : les Glénan. L’école éponyme a son petit livre rouge : le célèbre manuel dont la première édition fut justement rédigée par Philippe Harlé. Mais là encore ce n’était qu’un début… Car à partir de la fin des années 60 se produit une deuxième révolution, celle du polyester. C’est le moment-clé. Car en s’emparant de cette innovation qu’on dirait aujourd’hui disruptive, certains chantiers vont prendre une avance décisive. Cette avance a permis aux chantiers vendéens de s’industrialiser avant les autres et d’atteindre des volumes de production qui les placent hors de portée de la concurrence. A l’époque, ils n’étaient pourtant pas les seuls. Michel Dufour, à La Rochelle, avait même un temps d’avance avec son Arpège. Mais de fait, c’est en Vendée que le nautisme a vraiment fait sa révolution industrielle. Hasard ou nécessité ? On dit les Vendéens entrepreneurs, travailleurs, et c’est vrai. Difficile d’invoquer le hasard, d’autant que nos deux géants – Bénéteau et Jeanneau – ont des histoires totalement différentes. D’un côté, un chantier familial traditionnel, constructeur de bateaux de pêche en bois. De l’autre un passionné de motonautisme, Henri Jeanneau, qui commence par construire un petit bolide dans l’arrière-salle de la quincaillerie familiale… Il n’y a donc pas de voie tracée à l’avance ni de réelle prédisposition régionale. Juste une génération d’entrepreneurs énergiques et visionnaires
Les experts de la membrane de voilerie chez Incidences.
qui misent tout sur le polyester, innovent aussi sur le design sans s’encombrer des poncifs du yachting – et ce au meilleur moment. Cela étant dit, tout n’était pas écrit à l’avance. D’autres visions, d’autres investissements ont entretenu la flamme. Dans les années 80, les possibilités de défiscalisation offertes par la loi Pons joueront un rôle très important en accompagnant l’essor du nautisme antillais… Avec à la clé une demande croissante des loueurs. A partir du début des années 90, à Lorient, la patiente construction d’un pôle dédié à la course au large sur les friches de la Marine nationale se traduira par une réussite éclatante. La course au large s’épanouit désormais entre Port-la-Forêt et Lorient, dessinant les contours de la fameuse « Sailing Vallée », avatar novlangue de la plaisante « Vallée des Fous » chère à Olivier de Kersauson. C’est elle qui prend la lumière, elle qui complète à merveille cet écosystème nautique unique, qui n’existe qu’en France. Denis Bourbigot, le patron du chantier IDB Marine, le dit à sa façon. « On a une image très novatrice qui a voyagé à l’international avec nos carènes larges à déplacement léger, et aujourd’hui avec nos carènes de scow. Nous
bénéficions des retombées de la course au large, du succès de marques telles que Pogo et JPK. Concernant IDB Marine, il est clair que le succès du Maxi 6.50 sur le circuit de la classe Mini fait énormément pour notre renommée à l’étranger. Les podiums c’est très clairement de la com’… Du coup, dans un salon international tel que le Boot de Düsseldorf, on se retrouve plutôt regroupés avec des marques comme Dragonfly ou Saffier. C’est valorisant, on se retrouve dans une niche ultra-qualitative. »
UN EQUILIBRE ENTRE COUT, INNOVATION ET QUALITE
Tout le positionnement de la voile française est là, dans cet équilibre entre coût, innovation, et qualité. Le prestige, c’est souvent les grandes marques scandinaves (X-Yachts, Hallberg-Rassy) ou italiennes. Le low cost est mentalement associé à la Pologne et à l’Allemagne, qui paie aujourd’hui la guerre des coûts lancée par Bavaria à la fin des années 90. L’offre française se place avec succès soit entre ces deux extrêmes, soit dans des niches où elle excelle.
On a parlé des croiseurs performants d’IDB Marine, on pourrait évoquer ceux de Marée Haute et bien sûr le succès incroyable des Pogo. Mais aussi d’autres créneaux comme le dériveur intégral en aluminium. Stéphan Constance, l’un des patrons du groupe Grand Large (Allures, Garcia…), peut en témoigner : il voit régulièrement des Américains ou des Australiens débarquer en famille en France pour faire le tour des grands « chaudronniers » : Allures, Alubat, Garcia, Boréal… et repartir avec le double du bon de commande !
Que l’on travaille l’aluminium, l’infusion sous vide ou le contreplaqué-époxy, on se place sur des techniques de construction et des compétences uniques, difficiles à délocaliser.
D’où l’importance stratégique de la formation pour transmettre et développer ces compétences – on connaît les difficultés de recrutement des chantiers. Des croiseurs de grande série aux trimarans volants de la classe Ultim, l’écoystème nautique constitue une formidable richesse économique, humaine et scientifique, porteuse de sens et plutôt alignée sur les enjeux écologiques du siècle. Et un héritage à faire fructifier.