Défricheurs d’océans
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Partie pour un tour du monde en couple, cette jeune Anglaise a vu sa vie bousculée par un drame qui l’a conduite à concrétiser seule une partie du grand voyage imaginé avec son mari, devenant ainsi, en 1953, la première femme à traverser l’Atlantique en solitaire.
La durée de cette première peut faire sourire aujourd’hui : 65 jours des Canaries à la Dominique – soit à peine 2 noeuds de moyenne – on a connu des navigations océaniques plus rapides… Mais il faut la remettre dans son contexte, celui d’une traversée effectuée sur un petit voilier lourd et lent, une année marquée par une fréquence inhabituelle de calmes sur la route des alizés. Et le parcours personnel d’Ann Davison suffit à expliquer qu’elle se soit montrée parfois excessivement prudente, souhaitant par-dessus tout arriver
« Je voulais être seule à regarder l’avenir se dévoiler lentement devant moi sur cet océan superbe et mystérieux qui ne me promettait rien. »
sans avarie au bout de son projet. L’histoire mouvementée de cette femme née en 1913 dans la banlieue de Londres commence par une passion pour l’équitation. Cavalière émérite, elle voyage un peu partout pour travailler dans des haras ou des ranchs, jusqu’en Argentine où elle découvre incidemment au début des années 30 les promesses de l’aéronautique. De retour au pays, elle passe toutes affaires cessantes son brevet de pilote et devient l’une des premières femmes à en faire son métier, acheminant courrier et passagers aux quatre coins du Royaume-Uni. Utility Airways, la compagnie dans laquelle elle travaille, a été créée par un autre pilote, Franck, qu’elle épouse un peu plus tard. Pour ce couple passionné d’aviation, tout se passe pour le mieux avec le développement rapide du marché aérien et le succès du petit aérodrome qu’ils gèrent ensemble près de Liverpool. La guerre marque la fin de ces années fastes : la Royal Air Force réquisitionne terrain et matériel
(qui sera totalement détruit à la fin de l’année 1939 dans un incendie) mais ne semble pas intéressée par les compétences d’Ann et Franck qui se cherchent un nouvel avenir en revenant à la terre dans la solitude d’une île écossaise. A la fin de la guerre, l’envie de mouvement refait surface : ils achètent Reliance, un vieux ketch d’une vingtaine de mètres et entreprennent de le préparer pour partir au bout du monde. Franck est un plaisancier confirmé et Ann a déjà eu l’occasion de prendre goût à la navigation à voile. Mais les travaux de restauration sont plus longs et coûteux que prévu, les créanciers menacent de saisir le bateau et le couple se décide à prendre le large dès le printemps 1949, cap sur Cuba alors qu’il reste encore beaucoup à faire. L’aventure se termine en catastrophe dès les premiers jours sur les côtes anglaises : secoué par plusieurs jours de tempête, Reliance est victime d’une avarie de gouvernail et drossé sur les rochers de Portland Bill. Le radeau est mis à l’eau pour tenter d’échapper à l’épave, mais
Franck se noie sous les yeux de sa femme. Contre toute attente, au lieu de tourner le dos une fois pour toutes à la mer après cet épisode cauchemardesque, Ann n’aura dès lors de cesse de réaliser d’une façon ou d’une autre le voyage rêvé avec Franck. Elle se fait embaucher dans un chantier naval, vend le récit de ses aventures et finit par économiser suffisamment pour s’acheter un petit bateau en bois à arrière norvégien qu’elle baptise Felicity Ann. Le 18 mai 1952, elle quitte Plymouth, fait escale en Bretagne, au Portugal, au Maroc et aux Canaries avant d’atterrir en janvier 1953 aux Antilles. Elle poursuivra ensuite vers le continent américain, aura les honneurs de la presse à New-York où Felicity Ann sera exposé au salon nautique, et continuera à vivre à bord pendant plusieurs années, flânant au gré de ses envies entre les Bahamas, la Floride et le littoral nord-est des Etats-Unis. Et la bonne nouvelle, c’est que son bateau a plus fière allure que jamais : laissé à l’abandon après la mort d’Ann en 1992, il a été entièrement remis à neuf en 2018 par la Northwest School of Wooden Boatbuilding, à Port Hadlock, sur la côte Pacifique, et navigue toujours.
Olivier Le Carrer