Voile Magazine

40 000 milles en pirogue

- Olivier Le Carrer

En 1901, cet aventurier intrépide s’était mis en tête de faire « mieux » que Slocum. Comprenez : boucler un tour du monde à la voile sur un bateau encore plus petit que le Spray de l’illustre navigateur américain. Pari réussi trois ans plus tard au prix de quelques émotions…

Avec son profil de tête brûlée, ses excès en tous genres et les zones d’ombre qui ont entouré son voyage, John Voss fait figure de mouton noir dans la grande galerie des pionniers du long cours. S’il est bel et bien le deuxième marin de l’histoire à s’être risqué dans les quarantièm­es à bord d’un voilier « de plaisance », l’étonnant Tilikum, il a aussi usé un certain nombre d’équipiers (il était le plus souvent accompagné d’une personne, ne se résignant au solitaire que quand il n’avait vraiment pas le choix), en perdant même un dans des conditions qui continuent à faire débat. Certains de ses proches pensent en effet que le malheureux Walter Louis Begent, officielle­ment emporté par une vague entre les îles Fidji et l’Australie, a plutôt été passé par-dessus bord par son skipper, lequel était volontiers bagarreur quand il avait trop bu, ce qui lui arrivait semble-t-il assez souvent… Les rumeurs ont circulé d’autant plus facilement que l’une des singularit­és de cette aventure est de proposer deux récits, souvent contradict­oires, du même parcours ! En plus du livre publié peu après son retour par Voss lui-même, le lecteur curieux peut ainsi se reporter au journal écrit par Norman Luxton – le tout premier compagnon de route, entre la Colombie Britanniqu­e et les Fidji – qui donne un regard bien différent sur la personnali­té de Voss et sur les péripéties de la traversée du Pacifique…

Reste que le voyage est bien arrivé à son terme. Parti au début de l’été 1901 de Victoria, près de Vancouver, Tilikum a d’abord rallié Sydney en passant par les îles Cook, Samoa, Tonga et Fidji. Il a ensuite fait un crochet par la Tasmanie et la Nouvelle-Zélande avant de reprendre la voie classique de l’océan Indien via le détroit de Torrès. Il relâche ensuite en Afrique du Sud – à Durban – à Sainte-Hélène, au Brésil et aux Açores, puis met le cap sur Londres où il arrive à la fin de l’été 1904. Cela ne fait certes pas un tour du monde très « réglementa­ire » puisqu’il ne revient pas à son port de départ, mais le compte en distance y est largement, avec plus de 40000 milles parcourus et deux passages de l’équateur ; et il faut bien admettre que faute de pouvoir emprunter le canal de Panama (il ne sera terminé qu’en 1914), passer d’un côté à l’autre du littoral nord-américain avait de quoi refroidir le plus entreprena­nt des navigateur­s… Comme on peut l’imaginer avec ce genre de personnage, John Voss n’en était pas à sa première aventure.

Né en Allemagne en 1858 près de Hambourg, embarqué à 19 ans sur un grand voilier, il est devenu cap-hornier dès son premier voyage et a gravi tous les échelons jusqu’à commander lui-même des navires. Un temps spécialisé dans la pêche au phoque en Alaska, il s’est fait ensuite chercheur d’or au Nicaragua avant d’affréter un petit sloop pour une expédition aussi vaine que rocamboles­que dans les îles Cocos à la recherche d’un fabuleux trésor qu’il n’a jamais trouvé. Il a également trempé dans la contreband­e et le trafic d’immigrés clandestin­s chinois puis s’est momentaném­ent « casé » en reprenant la gestion d’un hôtel à Victoria. Il semble que les motivation­s de son grand périple sur une embarcatio­n peu adaptée à un tel projet tiennent autant à l’appât du gain qu’au plaisir d’une croisière hors des sentiers battus : les journaux de l’époque étaient prêts à payer très cher pour tout ce qui pouvait ressembler à un record… Après son retour, John Voss a encore fait

Le plus singulier de l’aventure de John Voss est certaineme­nt le choix du bateau. Même si la longueur peut faire illusion (environ 11 m, figure de proue comprise), rien à voir avec le Spray ! Tilikum est une pirogue traditionn­elle qu’il a rachetée pour une bouchée de pain à des Indiens Nootkas. Conçue pour évoluer avec une vingtaine de rameurs, de fabricatio­n monoxyle (taillée dans un seul tronc), elle ne dépasse pas 1,67 m de large ! Voss a rajouté une quille longue et peu profonde avec du lest en plomb, des sacs de sable à l’intérieur en guise de ballast, un rouf et quatre petites voiles.

« Une chose me frappa immédiatem­ent : si nous réussissio­ns notre voyage, nous établirion­s un record, non seulement pour le plus petit bateau mais aussi pour la seule pirogue qui ait jamais fait le tour du monde. »

quelques campagnes de pêche et s’est installé plusieurs années au Japon avant de monter une affaire de bus en Californie où il est mort en 1921.

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 ?? ?? Publié pour la première fois à Yokohama en 1913, The venturesom­e voyages (en français : Aventures de mer) relate les navigation­s de Tilikum et deux autres expédition­s. C’est un livre intéressan­t à plus d’un titre : par les péripéties évoquées, par sa précision dans la descriptio­n des manoeuvres. Le tout très bien écrit… trop même pour que l’on puisse croire que Voss l’ait rédigé lui-même. Les historiens y devinent la plume de Weston Martyr, pionnier anglais de la course au large (il a participé à la création du Fastnet) et ami de Voss…
Publié pour la première fois à Yokohama en 1913, The venturesom­e voyages (en français : Aventures de mer) relate les navigation­s de Tilikum et deux autres expédition­s. C’est un livre intéressan­t à plus d’un titre : par les péripéties évoquées, par sa précision dans la descriptio­n des manoeuvres. Le tout très bien écrit… trop même pour que l’on puisse croire que Voss l’ait rédigé lui-même. Les historiens y devinent la plume de Weston Martyr, pionnier anglais de la course au large (il a participé à la création du Fastnet) et ami de Voss…
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