« Le trottoir ne rapporte plus rien » : à Toulouse, le blues des prostituées, chassées depuis dix ans
Depuis dix ans, des arrêtés anti-prostitution sont pris à Toulouse. Si les plaintes pour nuisances ont chuté, ces arrêtés sont aussi sources de précarisation pour les prostituées.
ix ans déjà que la mairie de Toulouse reconduit annuellement ses arrêtés anti-prostitution. Si d’après la Ville, ils ont considérablement permis la réduction des nuisances dénoncées par les riverains, pour leurs détracteurs, ils sont à l’origine de la précarisation du métier des travailleuses et travailleurs du sexe (TDS) dans la Ville rose.
D10 ans d’arrêtés
« Il est interdit aux personnes se livrant à la prostitution de stationner ou de se livrer à des allées et venues répétées sur les rues, quais, places, trottoirs, espaces de stationnement et voies privées ouvertes à la circulation publique situés dans les périmètres suivants ». Voici ce qu’affirment les arrêtés antiprostitution pris par la mairie de Toulouse depuis dix ans, un engagement de campagne de Jean-Luc Moudenc, devenu maire en 2014. En 2014, la prostitution était interdite sur deux quartiers ciblés. Ponts Jumeaux/ Minimes, avec le boulevard de Suisse, boulevard Silvio-Trentin, Barrière de Paris, haut de l’avenue des Minimes, l’avenue Frédéric-Estèbe. Et le quartier Matabiau avec toutes les rues entre la Concorde et la rue Bayard et deux rues du quartier du Raisin. Cet arrêté était limité dans le temps et l’espace, mais a, chaque année, été reconduit par le Capitole. Depuis, ces zones ont été étendues en mars 2015 vers le Nord de la ville (une partie de l’avenue des États-Unis, l’avenue de Fronton, la route de Launaguet, le boulevard Pierre et Marie Curie), en 2019 (le long du Canal du Midi, entre autres), et en 2020.
7 000 signatures
« Nous avons mis en place ces arrêtés, car il y avait des zones où les plaintes des habitants concernant les nuisances causées par la prostitution étaient répétées. Rien que sur le boulevard de Suisse (quartier des Minimes, NDLR), il pouvait y avoir une cinquantaine de prostituées », explique Émilion Esnault, adjoint du maire en charge de la sécurité. Ponts Jumeaux, avenue des États-Unis, boulevard de Suisse… Déjà en 2014, dans ces zones, les riverains se plaignaient d’assister à des actes devant leurs habitations, et de subir des nuisances multiples : coups de klaxon, engueulades, freinages et redémarrages rapides, préservatifs usagers jetés par terre, bruits explicites… « Quand vous avez ça en bas de chez vous toutes les nuits, et qu’en plus vous élevez des enfants, ça devient invivable », lance Emilion Esnault.
Le comité de quartier Minimes-Barrière de Paris recevait alors de nombreuses plaintes des riverains à ce sujet, comme raconte un de ses membres, Serge Biaggi : « Les riverains ne supportaient plus que ça se passe en pleine journée, à la vue de tous, parfois sur des voitures. Il y a eu un lever de bouclier des habitants et on a récolté 7 000 signatures de riverains excédés ».
« Ces arrêtés avaient pour vocation de diminuer les nuisances. Nous n’avons pas la prétention d’arrêter la prostitution. Les zones interdites ne concernent que quelques rues sur des centaines à Toulouse. Rien ne les empêche d’aller exercer ailleurs », conclut l’élu à la sécurité.
Selon la mairie de Toulouse, qui a cette année encore reconduit ces arrêtés municipaux, « entre 2017 et 2023, le nombre de plaintes n’a fait que diminuer, et a été divisé par cinq. Entre 2014 et 2017, on recevait environ 1 200 plaintes par an ; en 2017, 926 ; et en 2023, plus que 266 plaintes ». Selon le comité Minimes-Barrière de Paris, il y a eu un vrai changement suite aux arrêtés : « La présence d’une police dissuasive, avec les gyrophares, a été efficace. Aujourd’hui, ça n’a plus rien à voir. S’il y a des prostituées, elles le font discrètement. Les arrêtés aident franchement les riverains ». La mairie de Toulouse précise que la mobilisation quotidienne de patrouilles de police municipale « afin de faire respecter ces arrêtés » a d’ailleurs permis en dix ans la verbalisation de 279 clients « pris en flagrant délit ».
Des riverains excédés
Dans le quartier du Raisin, les riverains continuent d’être excédés. Le comité de quartier du Raisin indique son mécontentement quant aux arrêtés qui, selon lui, ne suffisent pas : « Rien n’est fait, les arrêtés ne sont pas respectés, les policiers ne mettent pas d’amendes. Il y a encore des passes dans les jardins, dans les buissons, au pied des immeubles… ».
Les trois travailleuses du sexe toulousaines rencontrées affirment n’avoir jamais travaillé à la vue de tous, ou devant les habitations. Depuis une vingtaine d’années, Sandra se prostitue en zone industrielle, et reste sur des zones désormais interdites, comme elle l’explique : « Il y a des endroits pour faire ça. Je ne travaille pas devant les habitations. Quand je suis devant une usine, les premiers travailleurs arrivent vers 4 heures du matin, au moment où je pars, je ne les croise même pas ». Rebecca, TDS de 48 ans, vient compléter : « Jamais de la vie je fais ça à la vue du public, j’ai une éducation à respecter. Je suis la première choquée quand je vois des préservatifs usagés qui traînent. On peut faire ce métier proprement ! »
Selon Pamela, qui se prostitue depuis 1998, ce n’est pas le cas de toutes les travailleuses du sexe présentes à Toulouse : « Avant les arrêtés, sur le boulevard de Suisse, certaines filles faisaient leur passe entre deux voitures ou sous les fenêtres des habitations. J’avais beau leur dire de ne pas faire ça, elles le faisaient quand même. Moi jamais ! Et tous les gens qui habitent dans ma rue me disent bonjour, je suis discrète ». Les arrêtés municipaux ont eu d’importantes conséquences sur les conditions de travail des travailleuses du sexe. Ces dernières ont été repoussées à la périphérie, dans les faubourgs, mais également hors des axes passants de Toulouse. Quand elles se retrouvent dans des zones autorisées, mais moins fréquentées, elles font potentiellement face à plus de risques pour leur sécurité. « En les repoussant du centre-ville, elles sont encore plus exposées aux violences. Ainsi, les arrêtés ont largement contribué à l’augmentation de la violence contre les travailleuses du sexe », s’inquiète Grisédélis, une association de santé communautaire. «
Par exemple, en 2019, les arrêtés ont élargi l’interdiction au Canal du Midi et à l’avenue des États-Unis, jusqu’au rondpoint du périphérique. Pour ne pas être contrôlées, elles doivent travailler après, dans les zones industrielles : elles sont mal éclairées, loin des métros et peu passagères », explique l’association.
Près du boulevard de l’Embouchure, Sandra a déjà été agressée, et depuis, elle ne sort plus sans, au minimum, sa lacrymo sur elle : « On peut se faire égorger plus facilement. Si on crie, personne ne peut nous entendre ».
Quant à Rebecca, qui travaille depuis toujours dans le quartier du Raisin, elle refuse de changer d’endroit, bien que la zone soit interdite par les arrêtés : « Je ne bougerai pas d’ici, je finirai ma carrière à cette place et il faudra un tank pour me déloger ». Elle poursuit : « Et je n’irai pas dans un coin reculé, pas question d’aller s’aventurer là-bas, là où ce n’est même pas éclairé ! ». Selon l’association Grisédélis, à Toulouse, les prostituées étaient environ 600 en 2016. Aujourd’hui, elles ne sont plus qu’entre 150 et 200. Une diminution qui s’explique par plusieurs facteurs : l’explosion de la prostitution sur internet, la pénalisation des clients… et la mise en place des arrêtés.
Précarisation
Certaines TDS ont également abandonné, déplorant la précarisation grandissante de leur métier à Toulouse. « Depuis 2014, les arrêtés municipaux mettent les travailleuses dans des situations encore plus précaires, puisqu’elles passent leur temps à se cacher de la police et les clients sont encore plus méfiants. Donc elles ont de moins en moins de clients, et ceux qui restent ont de plus en plus le pouvoir de négocier les tarifs. Au bout d’un moment, certaines travailleuses se voient par exemple dans l’obligation d’accepter des actes sans préservatif, sinon, elles ne gagnent rien de la nuit », alerte Grisédélis. Ainsi, chaque année, l’association accueille des TDS lors d’un « repas convivial, pour qu’elles mangent au moins un repas chaud et équilibré dans l’année ». « 80 % des clients ont disparu à cause des arrêtés. Ils s’arrêtent de moins en moins, car ils ont peur. La police passe tout le temps avec les gyrophares, ça les fait fuir. Je ne gagne plus grand chose, le trottoir ne rapporte plus rien », explique Pamela, travailleuse du sexe. Face à cette précarisation du métier de travailleuses du sexe à Toulouse, l’association Grisédélis, fermement opposée aux arrêtés, recommande de les remplacer par de la médiation, comme c’était déjà le cas avant 2014. Cette médiation, qui serait partagée entre la mairie, l’association Grisédélis et les riverains, pourrait à ses yeux prendre la forme de discussions entre les habitants et les prostituées, d’une ligne téléphonique pour les riverains, de l’installation de poubelles pour jeter les préservatifs, de plus de toilettes sur la voie publique…
Médiation
Plus vieux métier du monde, « la prostitution ne va pas disparaître, on peut en discuter, et résoudre les problèmes de nuisances autrement, par la médiation. Si la mairie a la volonté de faire autrement, on est ouvert à en discuter », explique Grisédélis. Grisédélis estime enfin que la présence des prostituées dans les rues de Toulouse apporte parfois de la sécurité, et que les riverains ont tendance à l’oublier : « Une femme qui vit dans le secteur Belfort nous a dit n’avoir jamais entendu parler de cambriolage autour de chez elle et être même rassurée de vivre dans un quartier où sont les prostituées, car elle sait que quand elle rentre la nuit, si elle a un problème, elle peut leur demander de l’aide ». « En pleine nuit, alors que je faisais le trottoir, j’ai vu un homme marcher avec une dame qui avait l’air complètement ivre. Je suis intervenue, et le lendemain, cette jeune fille m’a remerciée de l’avoir sauvée d’un viol », raconte une autre prostituée toulousaine. Sandra, elle, a fait un constat en 20 ans de métier : « On le ressent quand on travaille, si certains hommes ne nous trouvent pas, ils risquent d’agresser des filles ».