À chaque designer son univers.
Richard Martinet, le maître de la structure
Sans Richard Martinet, rien n’aurait été possible! Pour que les cinq designers puissent exprimer librement leurs talents, l’architecte Richard Martinet s’est chargé de remanier la structure du bâtiment. Des transformations de fond très délicates étant donné l’ancienneté du bâtiment et le fait qu’il soit classé monument historique. Architecte DPLG, ingénieur civil des Ponts et Chaussées mais surtout grand passionné de l’architecture du XVIIIe siècle, Richard Martinet était l’acteur essentiel à même de mener à bien ce chantier exceptionnel. «Chaque rénovation commence par une visite du passé des lieux pour comprendre les modes de composition, la structure d’origine. C’est ensuite un long exercice de réécriture jusqu’au dernier détail pour redonner vie au lieu et le plonger dans le XXIe siècle», lit-on sur son site web Affine Design, dans une introduction sur la rénovation des palaces. Celui qui est déjà intervenu sur des monuments historiques transformés en établissements hôteliers de luxe, à l’instar du Shangri-La ou de l’hôtel The Peninsula Paris, a eu des défis bien plus ardus à relever à l’Hôtel de Crillon, à commencer par une difficile excavation qui a permis de créer deux sous-sols pour accueillir un spa et une piscine. Ensuite Richard Martinet s’est attaché à surélever le rez-de-chaussée d’un mètre, ce qui impliquait d’augmenter la hauteur sous plafond d’autant! Une tâche délicate qui au final est à peine détectable par les non-initiés… Et c’est bien là la force de cet architecteingénieur hors normes: sa modestie force le respect. Peu lui importe que son travail soit perceptible par le grand public. Il peut passer des mois ou des années à fignoler une transformation à peine visible mais qui pour lui a une utilité majeure. C’est ainsi qu’il a également réhabilité la porte cochère qui permettait autrefois aux carrosses d’entrer dans la cour de l’hôtel. Celleci, accessible par la rue Boissy-d’Anglas, a retrouvé son volume, si ce n’est qu’elle joue dorénavant les issues de secours. «Le coeur de ma vie, ce sont les rénovations, les constructions de palaces et d’hôtels de grand luxe, uniques par leur image, leur légende, leur personnalité. Construire un palace ou le restaurer, entre le début du projet et la fin, cela grignote six ans de votre existence», commente Richard Martinet.
Chahan Minassian, le plus parisien des Libanais
Libanais d’origine arménienne, Chahan Minassian avait déjà des souvenirs ancrés dans ce lieu mythique de la Ville Lumière. C’est à l’Hôtel de Crillon que sa famille avait l’habitude de l’emmener pour célébrer les anniversaires et autres occasions festives. Lors d’un de ces dîners au restaurant Les Ambassadeurs, le jeune adolescent déclare à sa mère: «Tu vois, Maman, un jour je referai cette pièce et elle te plaira.» Prémonition ou rêve d’enfant? Toujours est-il que le designer de talent s’est vu confier la rénovation de cet espace qu’il a transformé en bar des Ambassadeurs. Un lieu de détente, loin de l’allure quelque peu ostentatoire du restaurant d’antan. Car aujourd’hui le bar des Ambassadeurs est un lieu chaleureux et confortable où l’on vient prendre un verre dans une ambiance musicale. Certes les éléments classés ont été préservés et rénovés, tels les marbres, miroirs et autres fresques. Chahan est intervenu sur le plafond en le rendant plus lumineux, comme ouvert. Il a conçu un imposant bar en fer à cheval dont la modernité se marie parfaitement avec l’écrin historique. Les voluptueuses courbes des canapés et fauteuils tapissés de tissus haute couture enveloppent les tables en agate pour une subtile touche de chic parisien. Le bar des Ambassadeurs ayant envahi l’espace de l’ancien restaurant gastronomique, ce dernier s’est déplacé pour devenir L’Écrin. Un écrin qui n’accueille que vingt-cinq privilégiés à la fois pour déguster les créations culinaires du chef Christopher Hache. Chahan Minassian a imaginé une salle à manger privée d’un hôtel particulier très XVIIIe siècle, ponctuée de touches contemporaines; ainsi le lustre signé Nathalie Pasqua qui irradie de lumière grâce aux reflets de ses éclats de verre et de miroir. Chahan Minassian a abordé le jardin d’hiver tel un lieu garant de la mémoire des principaux propriétaires des lieux. Dans une ambiance ouatée qui invite à la détente, on peut lire sur l’un des murs un extrait d’une lettre envoyée en 1589 par le roi Henri IV au comte de Crillon, dans laquelle il lui reproche (gentiment) son absence lors d’une bataille victorieuse. Une manière de remonter le temps et de dévoiler l’ancienneté d’une lignée qui fut proche des souverains français des siècles durant. Un magnifique éléphant en cristal de Baccarat fait référence à la famille Taittinger, autre propriétaire du prestigieux hôtel. Cette cave à liqueur zoomorphe, unique, fut réalisée pour l’Exposition universelle de 1878. Un plafond doré domine la mise en scène du designer aux tons à dominante améthyste. Les nouveaux joyaux de l’Hôtel de Crillon restent incontestablement la piscine et le spa qui occupent l’un des deux sous-sols creusés grâce au savoirfaire inégalable de Richard Martinet. Un espace de 514 m² consacré au bien-être dont Chahan Minassian a fait un bijou d’architecture flirtant avec un esprit Art déco revisité. «J’ai imaginé des arcades de pierre et de voûtes miroitées. Marbre en dégradé nude, plâtres vénitiens, stucs incrustés de pierres, céramiques, miroirs céladon, acqua et turquoise, évoquent les bains de mer avec des jeux d’opalescence. En point d’orgue, éclairée par une verrière linéaire, la piscine aux 17 600 écailles d’or, sous des arcades miroitées où une fresque reliéfée en céramique céladon de Peter Lane apporte une dimension émotionnelle», décrit l’architecte. Plus confidentiels, trois ateliers d’artistes ont été luxueusement aménagés sous les combles par l’architecte, pour qu’une clientèle atypique expérimente un séjour rappelant la bohême des artistes parisiens du début du siècle dernier. Chacune de ces suites évoque un univers distinct: celle baptisée Le Peintre offre une vue unique sur les toits de Paris, alors que L’Écrivain arbore une grande table propice à l’inspiration des épistoliers; enfin, Le Poète accueille une belle bibliothèque. Le designer, qui avoue avoir un faible pour cet espace singulier, a fait en sorte que les trois suites puissent être réunies en un seul grand appartement à l’accès privatif.
L’esprit dandy de Tristan Auer
L’éclectisme des espaces confiés à Tristan Auer correspond à son univers inclassable. Celui qui est sacré Designer de l’année 2017 à Maison&Objet se définit comme décorateur tout-terrain, abordant avec la même créativité débordante des projets aussi différents qu’une résidence privée, une boutique ou un hôtel branché.
«L’Hôtel de Crillon n’est pas un hôtel à Paris, mais un hôtel parisien», dit-il. Une affirmation qui explique son approche quelque peu surprenante des espaces qui lui ont été impartis; les espaces publics, tels que le lobby, les boutiques, le salon barbier, le salon cireur, le Cigar Lounge et la brasserie d’Aumont. Des univers différents qui requièrent une imagination intarissable afin de surprendre le visiteur et «faire vivre ce lieu comme une destination à part entière, où l’hôte découvre des surprises pas après pas, qui l’envoûtent, le rendent captif, enchantent son séjour», précise Tristan Auer. Tout est dit! Si l’approche est moderne le savoir-faire reste traditionnel puisque le designer a fait appel à des artisans d’exception: ébénistes, tapissiers, maîtres verriers, éditeurs de tissus… On ne peut que s’émerveiller du résultat! Le salon de coiffure arbore une alcôve tapissée d’un mélange de plumes de paon et de plumes noires pour accueillir les clientes VIP dans un cocon évoquant Madame de Pompadour, influente et raffinée favorite du roi Louis XV. Le très exclusif Cigar Lounge, accessible aux seuls membres (au nombre de dix uniquement), est tapissé de feuilles de papyrus rappelant par leur ton havane et leur texture la cape des cigares. Afin de contourner la législation française antitabac qui interdit au personnel d’accéder à cette pièce enfumée, le designer a imaginé un système de «passe-plat» qui permet aux hôtes de passer leurs commandes, ainsi qu’un honesty bar inédit où le client se sert et note sa consommation… en toute confiance! Tristan Auer s’est également amusé à bousculer les codes de la conciergerie: au lieu de s’adresser au concierge debout derrière son comptoir, on peut désormais s’installer confortablement dans une niche, dans un lieu paisible où trône une magnifique table calendrier en verre rappelant la place de la Concorde. Enfin, l’architecte d’intérieur n’a pu s’empêcher de dévoiler sa passion pour les voitures vintage. C’est ainsi qu’au salon barbier trône un siège d’Aston Martin des années 60. Mais ce n’est pas tout! Ayant déniché un ancien véhicule de courtoisie de l’Hôtel de Crillon, Tristan Auer a métamorphosé cette DS datant de 1973, la parant d’un gris lumineux, clin d’oeil aux toits en zinc de Paris.
Cyril Vergniol, entre mémoire et évolution
L’architecte est venu en voisin depuis son agence basée rue du Cirque, à deux pas de l’Hôtel de Crillon. Longtemps associé d’Alberto Pinto, Cyril Vergniol a évolué dans le monde du luxe tout au long de sa carrière. Un univers où il n’est pas aisé de respecter l’équilibre entre luxe et épure. Cyril Vergniol est passé maître dans cet exercice. Ce passionné de la grande tradition des arts décoratifs français a déployé tout son talent et son imagination pour concevoir les quelque 114 chambres et suites toutes différentes, mais avec un dénominateur commun: un lieu où l’on se sent aussi bien que chez soit. Pour ce faire, le jeune designer a été amené à casser les codes afin de faire cohabiter harmonieusement l’empreinte du XVIIIe siècle avec l’approche contemporaine d’un espace fonctionnel et agréable à vivre. Mais aussi modulable, permettant de relier les chambres et suites entre elles afin de créer des appartements. En découvrant les pièces aux plans et surfaces variés, une évidence s’est imposée à Cyril Vergniol: l’impossibilité de dupliquer un décor unique. Un défi qu’il a relevé avec plaisir puisque cela lui permettait de donner libre cours à sa créativité et d’imaginer de nombreux décors tous différents. «Mon idée forte a été de penser chaque chambre comme celle d’un amateur d’art, enrichie d’objets hétéroclites, de photos, de tableaux, une espèce d’atelier au fouillis organisé et sympathique… », précise le designer avant d’ajouter: «Nous avons ainsi apporté une attention spécifique aux étoffes, aux moulures, aux bronzes, à tous ces détails qui distinguent les appartements d’exception.» C’est selon la même ligne directrice que Cyril Vergniol a pensé les salles de bains en marbre, véritables chefs-d’oeuvre d’association de couleurs et de veinures qui dessinent des formes dignes d’oeuvres d’art abstraites. La visite de chaque chambre suscite surprise et émerveillement. Un peu d’histoire Premier hôtel particulier à s’installer sur la dernière des cinq places royales de Paris, l’Hôtel de Crillon a un long passé pour le moins riche en événements. Si le célèbre architecte Ange-Jacques Gabriel a érigé la façade de l’Hôtel de Crillon, c’est à un autre architecte, Louis-François Trouard, que l’on doit la construction de la première version du corps du bâtiment. Mais il a fallu attendre 1788 pour qu’à la veille de la Révolution française le comte de Crillon donne son nom à ce qui devient sa résidence privée. En 1896 l’Hôtel de Crillon est déjà classé monument historique. Entre temps l’ancienne place Royale a été rebaptisée par le roi Louis-Philippe place de la Concorde pour sceller la réconciliation parmi un peuple déchiré par un conflit qui a vu tomber des centaines de têtes sur cette place, nommée un temps place de la Révolution. En 1906 les descendants de la duchesse de Polignac, alors propriétaires des lieux, font appel à l’architecte Walter-André Destailleur pour repenser entièrement l’intérieur de l’hôtel particulier, avant de céder ce dernier à la Société du Louvre. L’architecte détruit tout l’intérieur, hormis les salons d’honneur qu’il restaure. Devenu un établissement hôtelier en 1906, l’Hôtel de Crillon entre dans le XXe siècle en spectateur privilégié d’événements majeurs; il accueille en son sein les délégations étrangères qui y rédigent et signent le pacte de la Société des Nations, au lendemain de la Première Guerre mondiale. C’est également à l’Hôtel de Crillon qu’en hiver 1954 Charlie Chaplin fait preuve de générosité en remettant à l’abbé Pierre deux millions de francs pour son mouvement Emmaüs en faveur des sans-abris. Les années 80 voient l’émergence de chefs et de designers de talent: Sonia Rykiel se charge de la décoration de l’hôtel alors que le sculpteur César imagine un bar monumental incrusté de miroirs à facettes. En cuisine, Christian Constant révèle un petit nouveau qui sera bientôt promis à un glorieux avenir: JeanFrançois Piège succède à son maître , aux commandes du restaurant Les Ambassadeurs avant de voler de ses propres ailes. Enfin, c’est à l’Hôtel de Crillon que dès 1992 la fine fleur des jeunes filles de bonne famille va faire son entrée dans la société à l’occasion du célèbre Bal des débutantes qui se tiendra dans l’hôtel jusqu’à la fermeture de celui-ci pour travaux en 2013. Aujourd’hui propriété du groupe Rosewood Hotels, cette institution mythique a enfin rouvert ses portes après quatre longues années de travaux pharaoniques. Désormais, reste à écrire une nouvelle histoire!
Karl Lagerfeld, la griffe du Kaiser
Il y a une trentaine d’années, lorsque Karl Lagerfeld acquiert la maquette de l’Hôtel de Crillon signée Ange-Jacques Gabriel, savait-il qu’un jour il aurait à intervenir dans ce monument iconique pour y mettre en scène les Grands Appartements? Tout a commencé par une lettre manuscrite que lui a adressée la directrice artistique Aline Asmar d’Amman et dans laquelle elle sollicitait sa collaboration. Grand amoureux du XVIIIe siècle et des arts décoratifs français, Karl Lagerfeld réagit immédiatement en appelant la jeune architecte afin de convenir d’un rendezvous. Cet humaniste touche-à-tout choisit d’intervenir sur le second étage noble, en réalité une enfilade de suites situées au quatrième étage et ouvrant sur la place de la Concorde. L’art de vivre à la française a constitué la ligne directrice de ce perfectionniste qui a puisé dans les archives pour retrouver des détails, tel l’emblème du Roi-Soleil apposé sur les portes et rappelant celui qui y figurait lorsque l’Hôtel de Crillon faisait office de garde-meuble du roi. Très attaché à l’artisanat d’art, le Kaiser a fait appel aux meilleurs artistes et corps de métiers dans chaque domaine. Karl Lagerfeld a confié la réalisation des peintures des murs et plafonds à Christophe Martin. Ce peintre d’art n’a pas hésité à poser jusqu’à neuf couches de peinture qu’il a ensuite griffées avec des peignes sur mesure afin d’y faire naître l’effet imaginé par Karl Lagerfeld. Résolument ancrées dans ce XVIIIe siècle si cher au créateur, les suites ont été habillées et meublées dans la pure tradition du siècle des Lumières avec une petite touche de modernité: tapis inspirés de dessins de la manufacture des Gobelins, réinterprétés par la maison Pinton qui a savamment mélangé à la laine et la soie des matériaux pour le moins insolites, comme le métal martelé! Les salles de bains sont de véritables écrins de marbre à l’antique. «L’antique, c’est la modernité», assure Karl Lagerfeld qui n’a pas hésité à faire rouvrir une carrière de marbre arabescato fantastico fermée depuis trente ans afin d’y puiser des blocs sélectionnés pour la qualité de leurs nervures et taillés au laser avec une précision parfaite. C’est justement la quête de la perfection qui a guidé toutes les étapes de la création du génial designer; il signe pour la première fois de sa longue et brillante carrière une suite de palace.