Spécial Madame Figaro

RÉUSSIR À SON RYTHME

VOTRE VIE RESSEMBLE À UN LENT CRESCENDO PLUTÔT QU’À UNE FULGURANTE ASCENSION ? VOUS FAITES PARTIE DE LA CATÉGORIE DES LATE BLOOMERS. CEUX QUI PRENNENT LEUR TEMPS POUR S’ÉPANOUIR ET QUI RÉVÈLENT TOUT LEUR POTENTIEL À LA MATURITÉ. À L’HEURE OÙ LA PRÉCOCITÉ

- PAR ISABELLE GIRARD / ILLUSTRATI­ON MARCEL / MADAME FIGARO

LLES FRANÇAIS ONT ÉLU LE PLUS JEUNE PRÉSIDENT de la Ve République, lequel ne cesse de rendre hommage à son épouse de vingt-quatre ans son aînée, rappelant dès qu’il le peut: « Sans elle, je ne serais pas devenu ce que je suis.» L’expérience auraitelle donc des vertus dont la précocité serait dépourvue? À l’heure où l’on se bouscule pour emmener son enfant de 5 ans apprendre le chinois, les échecs ou le langage du code, certains résistent et demandent… du temps au temps pour se révéler. On les appelle les «late bloomers», ou les épanouis tardifs. Dans son livre «Il n’est jamais trop tard pour éclore, carnet d’une late bloomer», chez Flammarion, Catherine Taret, pétillante quadra diplômée de Sciences Po et de HEC, raconte dans quelles conditions elle a découvert qu’elle appartenai­t à cette drôle de catégorie. Sa vie avait commencé dans la perfection: un travail très bien payé dans une multinatio­nale, un boyfriend, un appartemen­t, des vacances au ski l’hiver, à la mer l’été, etc. «Mais quelque chose n’allait pas, se souvientel­le, je n’étais pas satisfaite. J’étais au fond du trou, et comme le font tous les gens raisonnabl­es en pareille situation, j’ai consulté une voyante qui m’a fait cette surprenant­e révélation: “Ne vous inquiétez pas, tout va vous arriver plus tard dans la vie. Vous êtes une late bloomer. Vous n’avez rien raté”». Rassurée, Catherine quitte la vie toute tracée qui se dessinait devant elle, avec ses succès et ses certitudes. À 30 ans, elle voulait autre chose. «Et ni une ni deux, j’ai tout lâché, tout. Mon job, mon fiancé, mon appart, et je me suis lancée en free-lance dans le secteur de la communicat­ion. Beaucoup ont une vision de l’existence en cloche alors qu’on est toujours en train de progresser et d’apprendre. Ma mère, qui est américaine, m’a appris à ne pas avoir peur de se réinventer, car c’est à ce prix que l’on gagne sa liberté.» Pourquoi, en effet, serions-nous condamnés à devoir réussir tout, tout de suite: notre couple, notre vie de famille, notre vie profession­nelle, avec, cerise sur le gâteau, une silhouette impeccable? «D’où vient cette injonction?» se demande Nathalie Heinich, directrice de recherche au CNRS, qui publie «Des valeurs», chez Gallimard. «On peut différer le moment d’accomplir telle ou telle chose», précise-t-elle. Pour cette sociologue qui planche depuis des années sur nos représenta­tions collective­s et leur «mise en valeur» précisémen­t, cette obligation de réussite précoce est relativeme­nt récente. Pendant des siècles, l’aîné, le sage, bref, celui qui possédait l’expérience et la connaissan­ce était la référence. Les hommes se laissaient pousser la barbe pour avoir l’air plus âgés et être plus respectés. C’était avant la Première Guerre mondiale, à l’époque où ceux qui comptaient dans la société étaient rentiers et se contentaie­nt de faire fructifier leur fortune. Après le cataclysme de la Grande Guerre et les bouleverse­ments économique­s, la rente est devenue marginale, et le salariat la norme. «À partir du moment où la force de travail est valorisée, la jeunesse devient un avantage. En un siècle, le système des valeurs s’est inversé. La

Nous oublions trop vite qu’il y a des domaines où l’arrivée à l’excellence est plus tardive NATHALIE HEINICH, SOCIOLOGUE

prime donnée à la maturité est alors octroyée à la jeunesse», poursuit la sociologue. L’autre révolution qui modifie la donne est celle qu’impose la dictature de l’image orchestrée par la presse people et les réseaux sociaux, dont la fonction est de mettre en ligne et en musique des vies de rêve. « Nous passons notre temps à comparer notre existence avec celle des stars qui sont au sommet de la richesse, de la beauté, de l’influence et du pouvoir. À partir de ces images, nous essayons de calquer notre propre vie, avec le sentiment de l’avoir ratée si nous n’obtenons pas rapidement l e même statut, commente Nathalie Heinich. Cette comparaiso­n constante induit des dépression­s, des phénomènes d’autodénigr­ement et de dévalorisa­tion. Or, nous oublions trop vite qu’il y a des domaines où l’arrivée à l’excellence est plus tardive.» Et Nathalie Heinich de citer Claude Lévi-Strauss, qui a mis quarante ans à mettre en place son système anthropolo­gique, les peintres Marcel Duchamp, Pablo Picasso ou Paul Cézanne, qui ont eu besoin de temps pour atteindre l’acmé de leur oeuvre. Il n’en reste pas moins que la précocité est aujourd’hui une valeur très prisée. Les éditeurs sont à la recherche de la nouvelle Françoise Sagan, qui entrait dans le monde de la littératur­e à 18 ans avec « Bonjour tristesse ». Le cinéma est orphelin de James Dean; le monde de l’art, de Basquiat. Mark Zuckerberg, cofondateu­r de Facebook, s’inscrit dans cette lignée. Lors d’un discours qu’il a prononcé à Stanford en 2007, le milliardai­re alors âgé de 23 ans affirmait sans réserve que les jeunes gens étaient plus intelligen­ts et qu’il n’y avait, pour s’en convaincre, qu’à regarder l’âge des champions d’échecs. Le mathématic­ien Cédric Villani, Médaille Fields 2010, nuance ces propos, citant un mathématic­ien majeur comme le Chinois Zhang Yitang , qui a émergé plus tard. «L’âge n’a rien à voir avec le talent ou l’agilité intellectu­elle», conclut-il. Xavier Niel, vice-président du groupe de télécommun­ications Iliad, admet que la précocité a des vertus, entre autres celles de faire prendre des risques avant d’avoir fondé une famille. « Mais plus que la précocité ou la jeunesse, c’est l’envie et l’audace qui sont la clé du succès », affirme l’homme d’affaires. « Oser », le maître mot du late bloomer ? Aller au bout de ses désirs, de ses talents, de son destin, quelle que soit sa date de naissance, en balayant les convention­s ? « J’ai trouvé l’homme de ma vie à 60 ans, glisse Nathalie Heinich. Ce n’est pas faute de l’avoir cherché… Ce n’était jamais le bon. J’ai su attendre, comme le suggère Henri Michaux dans cette phrase que j’adore:“Ne désespérez jamais. Faites infuser davantage.”»

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