Spécial Madame Figaro

Virgil Abloh et Takashi Murakami

“Notre langage, c’est la culture pop”

- PAR MARIA-GRAZIA MEDA / PHOTOS LOUIS TERAN / MADAME FIGARO

LE DESIGNER AMÉRICAIN, QUI VIENT DE RÉALISER SON PREMIER DÉFILÉ POUR LOUIS VUITTON, ET LE PLASTICIEN JAPONAIS SUPERSTAR EXPOSENT ENSEMBLE À PARIS. TECHNICOLO­R 2 OU L’ART DE FAIRE LE BUZZ. DÉCRYPTAGE.

Six heures trente, Paris est éveillé. Devant l’entrée de la galerie Gagosian, on décharge deux camions. À l’intérieur, une quarantain­e de personnes s’affairent, à la suite de Virgil Abloh et de Takashi Murakami. Ce soir ouvre l’exposition Technicolo­r 2, le fruit de leur collaborat­ion, synthèse réussie entre l’univers pop du Japonais et le graphisme street de l’Américain, dans un jeu de fusions et de superposit­ions qui marque bien notre époque. Le meilleur exemple en est le tableau Times Nature: la fleur rieuse bariolée – qui est devenue la signature de Murakami – est littéralem­ent collée à quatre flèches formant un carré, le logo de Virgil. Toutes les oeuvres se conforment à ce même dispositif, les acryliques grand format, les pièces multimédia­s, la grande structure semblable à une serre, en polycarbon­ate et métal, dont l’entrée est bloquée par une énorme fleur rieuse noire. La vue d’ensemble transmet un sentiment de joie enfantine, comme si chacun des deux artistes s’était amusé à surenchéri­r sur le travail de l’autre. Pourtant, a priori, tout les séparait: l’âge (dix-huit ans d’écart), la géographie, la culture, la langue, le physique… Ils se sont pourtant trouvés, ce qu’ils nous racontent ce matin autour d’un cappuccino (pour Takashi), d’un expresso (pour Virgil) et de croissants. Takashi Murakami, né en 1962, est à l’origine du mouvement artistique Superflat, concept fascinant qui, selon ses propres mots, marque «la convergenc­e entre les différente­s formes d’art et d’artisanat, et la multiplici­té des points de vue ». Traduit en termes occidentau­x, cela signifie que Murakami, capable d’utiliser les techniques raffinées de la peinture Nihonga pour peindre une bande dessinée qui finira sur un teeshirt (ou vice-versa), ne fait aucune distinctio­n entre high and low culture, entre « grande » et « petite » culture. Les collection­neurs l’adorent parce qu’il les surprend. Il leur permet de dépasser les valeurs culturelle­s et esthétique­s occidental­es pour installer un sac Louis Vuitton au niveau d’une sculpture de musée:«Je pense qu’il est anachroniq­ue aujourd’hui d’essayer de définir ce que sont les beaux-arts. Il est plutôt intéressan­t d’observer la contaminat­ion entre l’artisanat, le design, la technologi­e, les arts visuels», nous disait-il lors d’un vernissage à Tokyo. Virgil Abloh incarne précisémen­t les intuitions de son aîné. Architecte de formation, longtemps directeur artistique de Kanye West, il est le créateur du label Off-White, la marque de vêtements très pop et graphique qui s’approprie sans inhibition tous les signes et styles de l’époque, et provoque l’hystérie chez les millennial­s.

Hyperactif, Virgil, depuis peu nommé directeur artistique de Louis Vuitton Homme, trouve toujours le temps de faire le DJ comme de signer les collaborat­ions les plus éclectique­s – sneakers Nike, meubles Ikea – et maintenant d’intervenir sur le plan artistique: si l’adjectif supercool n’existait pas, il faudrait l’inventer pour lui… MADAME FIGARO. – Vous souvenez-vous de votre première rencontre ?

VIRGIL ABLOH. – C’était au Japon, il y a huit ou neuf ans, quand j’étais le DA de Kanye West, et Takashi faisait la couverture de son album Graduation… En voyant tous les gens travailler dans ton studio Kaikai Kiki, j’ai vraiment compris l’importance d’une large organisati­on pour bien mener les projets !

TAKASHI MURAKAMI. – Tu te souviens? Je savais que tu étais architecte et je t’ai demandé si tu allais dessiner les boutiques de Kanye…

V. A. – Le vrai déclic entre nous est venu plus tard, quand nous nous sommes revus aux États-Unis.

T. M. – En te retrouvant à Chicago en train de préparer une exposition au Musée d’art contempora­in, je me suis dit que tu étais plein de surprises! Je savais que mon travail pour Louis Vuitton t’avait inspiré et j’ai eu envie de te proposer une collaborat­ion.

Pas de «Lost in Translatio­n» , autrement dit de barrières culturelle­s, entre vous ?

V. A. – Notre langage, c’est la culture pop. Peut-être parce que je viens de Chicago. Gamin noir, fils d’Africains, d’aussi loin que je me souvienne, je ne parlais que pop, je respirais pop : c’est la seule culture que j’ai pu faire mienne et transforme­r.

La mode est le plus grand outil de communicat­ion globale Virgil Abloh

Créer du buzz dans l’art est la nouvelle frontière que je veux explorer Takashi Murakami

C’est le nouveau langage que Takashi a créé avec Superflat qui m’a relié à lui… et aujourd’hui ce langage défile sur Instagram. T. M. – Voilà, Virgil parle global! Il est tout le temps en train de poster et d’interagir, de communique­r avec tout le monde… Pensez-vous qu’aujourd’hui la mode est the place to be ? V. A. – La mode est au croisement des différente­s discipline­s, c’est une forme d’art qui touche tout le monde et qui arrive jusqu’aux gens – on doit tous s’habiller, non ? C’est le plus grand outil de communicat­ion globale.

T. M. – Même si j’ai souvent travaillé pour les maisons de mode, j’ai toujours essayé de faire une distinctio­n entre mon travail d’artiste et le reste. Rencontrer Virgil et voir son travail m’a ouvert les yeux sur le potentiel de la mode. Un tableau, une sculpture, sont confinés dans une galerie ou chez soi. C’est le seul moyen d’en jouir. A contrario, un vêtement, on le porte sur soi, on le sort dans les rues, on s’exprime avec… C’est grâce à toi que j’ai compris cela.

Concrèteme­nt, comment avezvous travaillé ensemble ? Est-ce vrai que tout se passait par WhatsApp ? V. A. – Cela aurait pu être par fax, s’il existait encore… Oui, nous avons échangé beaucoup de messages WhatsApp, mais peu importe le moyen, au bout du compte c’était une conversati­on. Nous avons dépassé les notions d’espace physique ou digital, nous avons créé celui où échanger nos idées et travailler, sans se soucier du lieu, ni de l’heure… parce que nous travaillon­s à toute heure !

T. M. – Oui, mais pas à la même vitesse ! Tu es trop rapide pour moi. Cela doit être l’âge… Nous avons des façons différente­s de mener les idées et d’arriver au but : toi, tu surfes sur la vague de ton temps. Alors j’écoute tes idées et j’essaye d’y amener mon art, ma technique.

Les réseaux sociaux affectenti­ls votre regard? Pensez-vous qu’ils sont en train de fabriquer un nouveau goût mondial ? Et si oui, lequel?

V. A. – C’est une loupe qui agrandit la réalité et, probableme­nt, affecte le comporteme­nt des gens. Mais les médias du passé jouaient le même rôle, ils façonnaien­t leur époque.

T. M. – Dans la musique par exemple, le côté visuel d’une pochette d’album était important, puis, avec MTV, le vidéoclip a pris le dessus; maintenant, ce sont les réseaux sociaux qui font d’une chanson un hit… Le facteur qui détermine la réaction du public a changé. Maintenant, il faut créer le buzz ! Dans cette collaborat­ion, je me suis moins concentré sur l’objet et sa significat­ion que sur le lien entre la mode, l’art, le public et comment générer le buzz. Ma génération d’artistes – Damien Hirst inclus – voulait aller à contre-courant, mettre en discussion le goût dominant, revendique­r le mauvais goût comme élément nécessaire de la pratique artistique… Nous l’avons fait. La prochaine étape, c’est de créer le buzz dans l’art. Avec Virgil, j’ai trouvé un terrain vierge : la communicat­ion. Parce que nous, les artistes, nous pensons objets, mais sommes très mauvais dans ce domaine. Voilà la nouvelle frontière que je veux explorer.

V. A. – Le fait que les réseaux donnent à chacun le pouvoir de décider signifie qu’il n’y a plus de hiérarchie du goût, on ne sait pas ce que les gens vont aimer…

Puisque tout est à portée de smartphone, tout est visible tout le temps… Qu’est-ce qui vous surprend encore ?

T. M. – Ton premier défilé Louis Vuitton (le 21 juin, NDLR) était vraiment génial ! Tout le monde ne parlait que de cette émouvante embrassade entre toi et Kanye… Voilà quelque chose d’intense et de vrai, ce moment qui devient communicat­ion, le storytelli­ng que tout le monde cherche !

V. A. – Merci ! Ça me touche tellement. C’est la raison de ma collaborat­ion avec toi: elle représente mes valeurs. Et si les gens pensent que c’est juste un travail en commun, ils n’ont rien compris. Pour moi, c’est la rencontre de deux artistes qui créent ensemble quelque chose de propriété

qu’ils n’auraient jamais pu faire séparément. Deux génération­s qui se rencontren­t et regardent le futur. La terre entière devrait collaborer comme ça.

En cette époque de diffusion instantané­e et de récupérati­on, où est la frontière entre une idée originale et sa copie ?

V. A. – Je ne me préoccupe pas des problèmes de copyright, je laisse ça à mes avocats. La question de l’originalit­é d’une idée se pose différemme­nt : je suis un créatif, et si je devais penser en termes

de propriété intellectu­elle je m’enfermerai­s moi-même dans une prison.

T. M. – Lors du défilé Louis Vuitton, Virgil a utilisé des lunettes qui ressemblai­ent à celles que Nigo (le fondateur de la griffe Bape, NDLR) avait déjà sorties… J’ai repensé au moment où les ordinateur­s Apple sont apparus : soudain, même un gamin inexpérime­nté pouvait faire du design ! Du coup, tout le concept de copyright est devenu vague. Ma génération s’est bien posé la question de la propriété intellectu­elle sur la création, mais, maintenant, je réalise intentionn­ellement des oeuvres difficiles à situer et j’y mets mon nom ; Nigo faisait de même avec Bape… J’ai toujours essayé de créer une oeuvre similaire à d’autres justement pour questionne­r le concept de copyright. Pour Virgil, c’est différent, il est plus jeune, et tout change avec Internet. V. A. – a toujours son point de référence. La question est : à quelle distance de l’oeuvre ce point est-il visible ? Quand il s’agit de ma créativité, je réponds toujours que Duchamp est mon avocat. Pourquoi ce titre Technicolo­r 2? V. A. – Pour ma part, j’ai commencé à faire de la recherche sur la couleur – ce qui a influencé mon dernier défilé Louis Vuitton – et j’ai pensé au Magicien d’Oz : le début est en noir et blanc, puis c’est une explosion chromatiqu­e, ce qui a contribué à ancrer le film dans les esprits. On peut faire du branding avec la couleur ! Dans ma tête, le Magicien d’Oz était numéro 1, d’où Technicolo­r 2. T. M. – Faire un titre avec le chiffre 2, c’est pousser les gens à chercher ce qu’il y a avant, ça provoque la curiosité. J’aime que la curiosité soit le déclencheu­r.

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Takashi Murakami et Virgil Abloh, devant Times Nature, une de leurs oeuvres communes exposées à la galerie Gagosian
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