Luxemburger Wort

Au royaume de l’illusion

Le monde des peintres copistes filtré par Maylis de Kerangal dans «Un monde à portée de main»

-

Par Sonia da Silva Avec son nouveau roman, la lauréate du prix Médicis 2010 pour Naissance d’un pont enjambe un tout autre univers de travail et s’offre une plongée haute en couleurs au coeur des chantiers des artisans-copistes, fascinée par l’envers du décor.

Le lecteur suit la trajectoir­e d’une jeune étudiante, Paula Karst, inscrite à l’Institut de peinture à Bruxelles où elle apprend l’art du trompe-l’oeil, mais aussi, en pointillé, les parcours de deux collègues, Jonas et Kate, eux aussi aimantés par la représenta­tion de l’illusion. Le roman commence avec un saisissant portrait de Paula qui s’engouffre dans la nuit comme on creuse son trou dans un milieu souterrain (Karst est une référence onomastiqu­e à la roche calcaire poreuse) et rejoint ses pairs de la rue du Métal pour une soirée au café où l’on entonne la litanie de noms codés: blanc de zinc, noir de vigne, orange de chrome, vert de vessie… Le ton est donné. Cette étudiante «brusque et dilettante» va s’échiner à apprendre un métier extrêmemen­t physique et solitaire, découvrant la souffrance corporelle en même temps qu’elle se constitue une grammaire et annote dans un carnet le lexique qui lui sert d’attelle. «A mesure que le monde glisse, se double, se reproduit, à mesure que la fabrique de l’illusion s’accomplit, c’est dans le langage que Paula situe ses points d’appui, ses points de contact avec la réalité», écrit Maylis de Kerangal comme une mise en abyme renvoyant à son propre art littéraire.

La naissance de l’image Lorsque Paula est appelée à peindre un marbre monochrome, elle manque de tout plaquer tant cette plongée dans la matière pour restituer la profondeur de la pierre la décourage. Mais à force de se familiaris­er avec le vocabulair­e propre à la géomorphol­ogie et à force d’accepter les stigmates que le travail enduit sur son corps, elle finit par s’endurcir.

A bas bruit germine une histoire d’amour entre Paula et son colocatair­e Jonas, mais en sourdine seulement: six mois de colocation et d’expérience­s passent, «ils quittent l’atelier comme on sort de l’enfance», laissant une histoire d’amour en friche pour faire l’expérience de la précarité des chantiers: une chambre d’enfant d’abord, un vestibule en paonazzo dans une villa Art déco de Portofino, puis les studios Cinecittà, jusqu’à être confrontée au travail de fac similé de la grotte de Lascaux. C’est avec la découverte de l’art pariétal, avec son projet de reproducti­on du décor minéral et pictural de cet abri rocheux que Paula se révèle et qu’enfin se dessinent les contours de son histoire d’amour avec Jonas.

Les lecteurs de Maylis de Kerangal ne seront pas surpris de voir l’auteur restituer un univers aussi spécifique avec la rigueur documentar­iste qu’on lui connaît, afin de dépeindre le plus fidèlement possible un monde qu’elle met ainsi à portée de main de ses lecteurs mais aussi pour en décanter les mystères qui font le sel de son sujet (comme lorsqu’elle évoque «la vitesse du frêne, la mélancolie de l’orme ou la paresse du saule blanc» afin de signifier combien tout est vivant).

Le nouveau roman de Maylis de Kerangal est une formidable ode à la matière, qui se trouve néanmoins écaillée par un trop grand affleureme­nt de son méticuleux souci de la recherche. A trop vouloir décalquer la palette des couleurs, des matériaux et des techniques, elle brouille son propre geste créateur, émoussant chez le lecteur le désir de se laisser tout simplement entraîner par le courant d’une histoire de personnage­s qu’on a parfois du mal à suivre. Maylis de Kerangal: «Un monde à portée de main», Editions Verticales, 288 pages, 20 euros

 ??  ??

Newspapers in German

Newspapers from Luxembourg