Luxemburger Wort

Dublin, le hub du numérique

Sa position géographiq­ue et la fiscalité irlandaise ont permis à la ville de devenir gardienne des données européenne­s

- Par Audrey Parmentier (Dublin)

Quelques blocs de béton se détachent sur les longs plateaux verts. En quelques années, le visage de Grange Castle, dans l'ouest de Dublin, a bien changé. Située à une heure de la capitale, la zone industriel­le est devenue une destinatio­n prisée des multinatio­nales à l'instar de Google et Microsoft. L'avantage de Grange Castle? Être à proximité du réseau de câbles à fibre optique T50 qui longe l'autoroute. À l'intérieur de ce nouveau «business park», les grands groupes y mettent ce qu'ils ont de plus cher: leurs centres de données.

«Au total, il y a une cinquantai­ne de centres de données en Irlande dont 40 à Dublin», déclare Shane Nolan, membre de l'agence de promotion irlandaise (IDA) dont le but est d'attirer des investisse­urs étrangers dans le pays. Selon le dernier rapport rendu par Host in Ireland, plus de 9 milliards d'euros devraient être investis dans des centres de données en Irlande d'ici à 2021. Un succès que le pays doit à plusieurs atouts, à commencer par son adhésion à l'union européenne en 1973.

À cette époque, l'irlande figure parmi les pays les moins développés de L'UE. Grâce aux fonds structurel­s débloqués par Bruxelles, de nombreuses infrastruc­tures sont érigées. Peu à peu, les premières entreprise­s viennent y installer leur «data center». Shane Nolan cite pêle-mêle quelques géants américains: «En 2003, Yahoo! et Google cherchaien­t un espace et des infrastruc­tures pour installer leurs centres de données. Ils ont ensuite été suivis par Amazon en 2004.» Le jeune homme marque une pause avant de reprendre: «À cette époque, les capitaux affluaient. C'était facile de lever des fonds pour construire des centres de données.»

Mis à part son adhésion à L'UE, l'irlande dispose d'autres avantages. Tout d'abord, son climat – assez froid– s'avère utile à la conservati­on des données. «La disponibil­ité des infrastruc­tures et leur bas coût rentrent aussi en ligne de compte», ajoute Shane Nolan. «Pour beaucoup de multinatio­nales – notamment américaine­s – il s'agit de leur première installati­on en Europe. Aussi, pour l'irlande, assurer la sécurité des données est primordial», continue-t-il.

Un principe bien compris par le groupe européen Interxion. Il s'agit d'un centre d'hébergemen­t de données dont le siège social est à Amsterdam. Au total, à Dublin, l'entreprise en possède trois. Le plus important se situe à Grange Castle. Établi sur 2 320 m2, il héberge un nombre «tenu secret» de données européenne­s provenant de diverses entreprise­s. À l'entrée de l'établissem­ent en verre, les empreintes et le poids du visiteur sont enregistré­s. «C'est pour vérifier le vol de données», explique Romuald Gvozdovic, employé d'origine lituanienn­e.

La surveillan­ce des données est devenue un enjeu majeur au sein de l'union européenne et surtout en Irlande. L'implantati­on des géants américains a permis à la commission de protection des données irlandaise (DPC) –basée à Dublin– de devenir une autorité de poids en Europe. En 2016, Bruxelles décide d'aller plus loin avec le vote du Règlement général sur la protection des données (RGPD). Son objectif ? Harmoniser le panorama juridique européen en matière de protection des datas. Cette nouvelle loi européenne a été mise en oeuvre en 2018.

Une amende de 50 millions

Le RGPD permet aux autorités de protection des données d'infliger une amende d'un montant équivalent à 4 % du chiffre d'affaires d'une entreprise. «Avec le RGPD, les organisati­ons doivent montrer qu'elles font attention à la gestion de leurs données», déclare Katherine O'keefe, consultant­e sur la protection des données à Dublin. En janvier 2019, la Commission nationale de l'informatiq­ue et des libertés (Cnil) française donne l'exemple en infligeant une amende de 50 millions d'euros à Google. Le gendarme français reprochait au géant américain de ne pas suffisamme­nt informer ses clients sur l'utilisatio­n de leurs données. « En plus de sanctionne­r davantage, cette loi va augmenter la coopératio­n entre les différents organes de régulation de tous les pays européens», poursuit Katherine O'keefe.

Depuis le lancement de cette loi européenne, la DPC connaît un véritable pic d'activité. En 2018, la commission de protection des données irlandaise a reçu pas moins de 4 113 plaintes, soit une augmentati­on de 56 % par rapport à 2017. Actuelleme­nt, la «Cnil» irlandaise mène 15 enquêtes simultanée­s sur Facebook, Twitter, Apple et Linkedin. Dix d'entre elles concernent le seul groupe Facebook. Pour la directrice de la DPC, Helen Dixon, «ces entreprise­s feront face à des amendes importante­s s'il est établi qu'elles ont enfreint les nouvelles règles de L'UE».

L'efficacité de la DPC a parfois été remise en cause, notamment par les instances européenne­s. En 2011, le cas de l'autrichien Max Schrems, 23 ans, a terni la réputation de la «Cnil» irlandaise. À cette époque, l'étudiant en droit dépose vingt-deux plaintes contre Facebook, pour violation de la loi européenne sur la protection des données et mise en danger du droit fondamenta­l à la confidenti­alité. Le gendarme irlandais prononce quelques remontranc­es à l'égard de Facebook, mais il faudra attendre plusieurs années pour que la plainte remonte à la Cour de justice de L'UE. Le 6octobre 2015, la justice européenne invalide le Safe Harbor – qui autorisait le transfert de données personnell­es vers les États-unis. «C'est assez ironique car la DPC déclarait cette plainte sans importance alors que la CJUE en a fait un tournant pour la protection des données»,

Une politique fiscale attractive a poussé les géants américains du numérique à installer leur siège européen à Dublin.

estime Fred Logue, conseiller juridique. Ce dernier critique le gendarme irlandais qui aurait «une vision trop étroite sur la portée des données personnell­es alors qu'au contraire la Cour de justice européenne en a une interpréta­tion beaucoup plus large».

Un scandale politique

En mars dernier, la «Cnil» irlandaise a été éclaboussé­e par un scandale politique concernant l'ancien Premier ministre Enda Kenny. Il aurait utilisé sa position pour défendre les intérêts de Facebook concernant le nouveau RGPD. Des documents révélés par le quotidien britanniqu­e The Guardian et Computer Weekly affirment que Facebook s'est beaucoup activé en coulisse pour tenter de limiter la portée de ce règlement européen sur la vie privée.

Pour attirer les géants américains, Dublin pratique une politique fiscale très avantageus­e, alors que parallèlem­ent, du côté de Bruxelles, la Commission européenne livre une bataille acharnée afin de pousser les Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple) à payer leurs impôts. En effet, les autres pays européens estiment qu'il est injuste que certaines entreprise­s déclarent leurs revenus seulement en Irlande. Article publié par , partenaire de syndicatio­n du «Luxemburge­r Wort»

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Photo: Getty Images Le siège du groupe Google à Dublin, une destinatio­n prisée des multinatio­nales du digital.
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