Redonner sens à l’existence
«Pasionaria», une chorégraphie de Marcos Mauro par la Cie La Veronal
Retour du jeune chorégraphe prodige et de sa compagnie La Veronal sur la scène du Grand Théâtre. Après «Siena» en 2016, voici «Pasionaria» , un nouvel opus éclectique à l’utopie sombre qui insuffle un vent de créativité sur la danse espagnole. Influencé par la musique, les arts-plastiques, le cinéma et le théâtre, Marcos Mauro réalise une forme singulière d’écriture synthétique, aux alliages détonants, où les corps flexibles voire manipulés constituent un univers étrange et hors du temps.
Par un travail de mise en scène, de constructions, d’énigmes, d’images, de mouvements et de sensations, Marcos Mauro explore ce mot complexe qu’est la «passion». Un mot qui inclut des significations aussi contradictoires que l’action et l’inaction, la souffrance et la joie, l’amour et la mort. En s’inspirant du relief néo-classique des «Passions humaines», visible au Pavillon Horta à Bruxelles, il crée une oeuvre pour huit danseurs qui se déroule dans un monde imaginaire invivable: celui de la planète Pasionaria.
Un monde désaffecté, débarrassé de toute passion et émotion où les désordres de l’âme et du corps laissent place à des êtres ambigus aux allures robotiques. Mais alors qu’est-ce qui nous distingue du robot? Qu’est-ce que la passion? Ce qui fait souffrir et nous anime?
Le rideau s’ouvre sur le tableau d’une nouvelle humanité, d’un avenir aseptisé, placé sous filtre, au décor terne: long canapé beige, murs pâles, grand escalier central. Délimité par un cadre de néons, cet espace surréaliste s’apparente à une fenêtre ouverte sur une autre dimension. On y rencontre des cambrioleurs, des hommes et des femmes vêtus de gris aux visages inexpressifs.
Laveurs de vitres, employés ou encore manutentionnaires infatigables transportant cartons et paquets, ces êtres semblables à nous évoluent dans un paysage artificiel sans même en prendre conscience. Assujetti par une société qui le comprime, le corps n’a plus de réelle possibilité de s’exprimer, il n’aspire plus à se différencier ni à sentir qu’il vit sa propre vie.
Devenus des gadgets technologiques, tels ces surveillants de musée aux lampes torche ou ces semblant de vigiles, tous ont perdu cette étincelle de vie, cette flamme qu’est la passion. Il est intéressant de voir qu’un mouvement exécuté par le technicien de surface avec sa cireuse, est identique à celui de l’homme au landau et de la mère berçant son bébé dans les bras. En proie à la tension, au poids et à la pression, les gestes se mécanisent; toute âme et chaleur disparaissent.
Un univers burlesque
Le corps devient sujet à de nombreuses secousses ponctuées de moments plus calmes comme pour mieux se recharger et continuer. Sur une musique urbaine revisitant Bach, sur des sonneries de téléphone, d’alarme et des bourdonnements en tout genre, les gestes se répètent.
Les mouvements robotiques s’emparent des corps et façonnent l’oeuvre tout du long. Les mêmes parcours se reproduisent en boucle comme pour cette femme qui ne cesse de descendre l’escalier. Les styles de danse se confondent dans un savant mélange de hiphop, de classique et d’acrobaties. Des pantins désarticulés s’animent le long de l’escalier, des corps disloqués s’affairent sous le regard en fond de scène d’une lune surdimensionnée que l’on tente de contrôler et d’une pluie d’étoiles.
C’est un univers burlesque, surréaliste et singulier que façonne en toute liberté Marcos Mauro. Un monde où des monstres ronds pourraient s’apparenter au roulement à bille d’une machinerie bien huilée, excepté quelques accidents. A la fois intriguant et angoissant, «Pasionaria» conte un monde aux confins du bien et du mal dans lequel les bébés naissent sans bras ni jambes ou pourvus d’un peu trop de membres.
Avec «Pasionaria», le chorégraphe questionne le détachement émotionnel vers lequel le «progrès» nous invite à nous diriger. Face à une époque de surexcitation sensorielle et d’insensibilités dues à notre dépendance à internet et à la technologie, Marcos Mauro fait entrevoir un avenir des plus inquiétants.
Néanmoins, il ne noircit pas entièrement le tableau puisqu’il force le regard à déceler les petites différences qui expliquent que l’on soit toujours en vie: comme cet homme qui s’enfuit par la fenêtre.
Très applaudie par un public emporté par la virtuosité des danseurs, «Pasionaria» tente de raviver la flamme en chaque spectateur afin qu’il découvre quelque chose qu’il ne connaît pas de lui et du monde.