Clichés contre clichés
Des corps de femmes «en décomposition» au centre de l'exposition «Bodyfiction(s)» au MNHA
«Bodyfiction(s)», le thème fédérateur repris dans huit capitales européennes pour la septième édition du Mois européen de la photographie (EMOP) n'a pas été choisi par hasard. Au Luxembourg aussi, les corps humains tapissent les cimaises de galeries ou musées participant à l'événement photographique.
Parmi les déclinaisons thématiques de «Bodyfiction(s)», le Musée national d'histoire et d'art (MNHA) réussit le tour de force de ne représenter – qu'à une exception près – que des corps féminins.
Pierre Stiwer, l'un des organisateurs du EMOP Luxembourg et commissaire d'exposition, explique: «Hormis Mike Bourscheid, tous les artistes que nous ont retenus pour cette exposition sont des femmes. Pourquoi? Je n'ai pas de réponse. C'est une surprise, en effet.»
Les artistes-photographes partagent toutes une même préoccupation. «Questionner la représentation du corps féminin, tout en travaillant autour d'idées reçues et de clichés. En fait, derrière chaque image se cache une histoire», note le commissaire.
Avant d'ajouter: «Ici, il n'est pas question de nu dans le sens classique du terme. Le corps représenté ne doit pas forcément être beau, parfait. Ce qui compte, c'est de montrer le regard porté par des femmes sur des corps de femmes.» Des corps qui apparaissent dans toute leur complexité et diversité.
Une deuxième idée maîtresse corrobore cette recherche artistique. Aucune femme, quels que soient sa position, son âge, sa situation ou son environnement, n'est photographiée dans son entièreté. Une main, une jambe, un dos, mais aussi un visage dissimulé, un sexe méconnaissable: le jeu de piste autour des différentes parties du corps féminin surprend, déroute et déçoit celui qui s'attendait à rencontrer de «belles femmes».
Cette décomposition de la représentation est délibérée. «Cela peut être compris comme une intention féministe dans le but de troubler le regard masculin», glisse, amusé, Pierre Stiwer.
Comme un coq en pâte
L'exposition «Bodyfiction(s)» s'est installée dans les galeries supérieures de l'aile Wiltheim du MNHA. Des lieux au charme certain, mais parfois exigus pour une présentation de photographies, qui ont contraint Pierre Stiwer et son équipe à des choix. Contrairement au Casino ou au Ratskeller, ici, seuls des tirages papiers ont été retenus. «On a dû s'adapter au lieu», glisse Pierre Stiwer.
Des contraintes qui n'entravent en rien la créativité des artistes. Parmi eux, Mike Bourscheid, le seul Luxembourgeois et unique homme de l'équipe, comme un coq en pâte, s'amuse de sa personne. Pour ses photos, encadrées par un voile rose, le photographe se met en scène et prend la pose pour affirmer une virilité volontairement suggestive. Humour et autodérision font bon ménage.
Cette quête du détail en vue de jouer ou de vider de leur sens les clichés est une seconde rupture avec la représentation classique du corps. En parallèle, cette approche restreint aussi la glorification et la personnification outrancières de la personne.
Dans ce travail de déconstruction, d'autres choix esthétiques viennent se greffer. Comme par exemple, le recours aux images floutées. «Ne pas montrer quelque chose peut être frustrant pour le spectateur», note le commissaire. Le cadrage exagéré, la mise en avant de détails interdisent une vue d'ensemble du sujet.
C'est cette technique qu'a choisie l'autrichienne Eva Schlegel, qui en retravaillant des images de magazines de mode décide de ne pas tout montrer. L'art de la suggestion fait son effet.
Caroline Heider a puisé dans les archives du musée Albertina de Vienne. Les clichés de femmes qu'elle a retenus sont ensuite retravaillés. «Histoire de déranger notre perception, nos habitudes», précise Pierre Stiwer.
Les corps féminins captés par Claudia Huidobro sont sculpturaux et en mouvement. Les femmes ne sont pourtant pas reconnaissables. La photographe française, en cachant leurs visages, les dépouille de toute forme de personnalisation. Mira Loew adopte une approche similaire: d'imposantes chevelures, réelles, cachent les traits du visage. Cette négation du portrait est un procédé récurrent. «La tête est l'identifiant principal du sujet. L'éliminer, la cacher peut aussi être considéré comme un besoin de protection». Eva Stenram s'inspirant quant à elle de magazines pornographiques des années 50-60, Weronika Gesicka travaillant à partir de magazines US des années 1950 pour mettre à rude épreuve l'image de la famille idéale: l'emprunt et le détournement d'images du passé occupent plusieurs artistes.
Décalage, humour et angoisse
Les photos de mode choisies par la Belge Annelie Vandendael sont dénaturées: le décalage ainsi obtenu fait preuve d'un humour décapant et angoissant. SMITH, artiste transgenre, s'attaque aux clichés liés à l'homophobie. Son travail, entre tendresse, violence et virilité, traite aussi de la perte amoureuse.
Maisie Cousins privilégie la provocation: ses corps féminins sont partiellement gras, laids et méconnaissables. Les associations d'idées ainsi provoquées dérangent.
La Japonaise Izumi Miyazaki, macabre et glacial, présente des jeunes filles dans des situations plus que périlleuses. La Britannique Juno Calypso utilise masques et miroirs pour son questionnement autour du corps féminin.
Chaque artiste interprète et illustre à sa manière le thème «Bodyfiction(s)». Au visiteur de trouver ses clés de lecture... Exposition «Bodyfiction(s)» au MNHA jusqu'au 29 septembre. ► www.emoplux.lu
Le corps représenté ne doit pas forcément être beau. Derrière chaque image se cache une histoire. Pierre Stiwer, commissaire d'exposition