Un étrange médecin luxembourgeois
La réception d’un texte n’est pas toujours la même, identique selon qu’il s’agit de son auteur ni encore moins de son lecteur. Tout comme il y a différentes manières de le concevoir et de le rédiger, la façon dont il est compris, décortiqué, analysé, jugé par un esprit critique, peut s’avérer particulière, divergente. La vérité inhérente à tout texte se révèle selon des lois souvent discordantes, hétéroclites, parfois contradictoires. C’est au gré de nos lectures, au détour d’une phrase ou au hasard d’une réflexion que cet enseignement aux apparences banales s’impose à notre esprit d’une façon parfois surprenante, voire fulgurante.
C’est une interview qui me mit la puce à l’oreille, et nous sommes en présence de trois intervenants: le journaliste de la revue littéraire europe, le cinéaste Bertrand Tavernier ainsi que l’historien Henri Guillemin (19031992). A la question du journaliste Bernard Chambaz – «Vous vous êtes intéressé aussi à la guerre de 1870. J’ai adoré cette phrase que vous citez dans un entretien dans Le Débat: ‹Bourbaki s’est évadé de Metz déguisé en médecin luxembourgeois.› Pouvez-vous nous éclairer sur son origine et son écho, notamment au regard de votre oeuvre de cinéaste?» – Tavernier répond: «C’était dans un livre de Henri Guillemin et cela m’avait fait beaucoup rire. En tant que metteur en scène, je me disais: ‹Mais à quoi est-ce qu’on reconnaît qu’on a affaire à un médecin luxembourgeois? Et pas belge ou anglais?› Un historien ne pense pas toujours à cela, mais un cinéaste si. Peut-être que c’était juste un passeport, mais visiblement cela n’avait pas frappé Guillemin.» L’historien et critique littéraire Guillemin serait donc moins regardant sur les subtilités linguistiques que le cinéaste? Alors que faut-il penser de cette phrase sortie d’un scénario de Tavernier pour son propre film La Vie et rien d’autre, où il fait dire au général Villerieux: «Il faut trouver un soldat inconnu tout en étant sûr qu’il soit français»? D’ailleurs, Tavernier s’en est aperçu a posteriori et dans la même interview il reconnaît l’«absurdité».
Mais revenons à notre médecin luxembourgeois, si ce n’est que pour rendre justice à Henri Guillemin. Il existait bien, ce médecin luxembourgeois. Il y en avait même sept, et l’autre – le faux – était le général français Charlesdenis Bourbaki. Nous sommes en octobre 1870. L’armée française sous ordre du maréchal Bazaine de funeste mémoire (il trahit la République de Gambetta) avait capitulé à Metz et 6.000 officiers et 170.000 soldats français s’y retrouvaient prisonniers des Prussiens. Lorsque, à la demande du gouvernement grand-ducal le commandant prussien von Stiehle accorda des passes pour neuf médecins luxembourgeois (en fait, on n’en avait demandé que sept) qui se trouvaient dans Metz, Bourbaki était du lot avec son compagnon Régnier (lui, c’est une autre histoire) pour passer les lignes ennemies – en pantalon bourgeois et bretelles du maréchal Bazaine. Ainsi Guillemin n’avait pas si mal vu. Il était bien déguisé, Bourbaki. La trace des lendemains, in: europe, nº 1082-1083-1084, ISBN: 978-2-351-50102-3