Un mystérieux miroitement
L’envoûtante enquête de Jean-paul Kauffmann sur les églises fermées de Venise
Depuis des siècles Venise est synonyme à la fois de beauté et de mystère, d’allégresse et de décadence. Or, si pour Jean-paul Kauffmann elle signifie surtout jouvence et alacrité, elle lui est également source d’une intarissable énergie exploratrice. Dans son nouvel ouvrage «Venise à double tour» il livre le très beau et riche récit de son enquête sur les églises vénitiennes qui à l’opposé des innombrables et merveilleux sanctuaires et palais offerts à l’admiration du monde, lui restent inaccessibles et qui pour des raisons tout aussi énigmatiques se refusent à sa curiosité.
Pour l’auteur tout est parti d’un sentiment d’impuissance, d’une incapacité lancinante montée en frustration. A savoir celle de ne pas pouvoir se remémorer un certain édifice – un palais? une église? – qui longtemps fut l’unique souvenir du premier voyage à Venise du jeune Kauffmann et dont il ne se rappelle qu’un mystérieux miroitement doré d’une peinture tapie dans l’ombre d’un mur séculaire. Il en naquit une obsession qui fit de cette ville exaltante l’écrin d’une mémoire fuyante, mais aussi la cage de résonance d’un incessant appel à la découverte.
Pour Jean-paul Kauffmann, cet éternel voyageur épris des lieux excentriques de ce monde, mais aussi l’ancien otage au Liban hanté par tous les endroits qui évoquent la désolation et l’enfermement – les Îles Kerguelen, Saintehélène, la Courlande – les églises de Venise et ces sombres et silencieuses demeures, ces «boîtes précieuses à fond noir et or» fermées à double tour, lui devinrent source de fascination et l’objet d’une quête dévorante.
Jean-paul Kauffmann partit à la recherche de ce souvenir fané qui le mit tout naturellement sur la trace des églises fermées de Venise, ces nombreux et intrigants sanctuaires cadenassés, dont l’abondance en croissance constante révèle à son tour toute la dimension de l’identité mystérieuse, voire indéchiffrable de la Sérénissime.
L’écrin d’une mémoire fuyante
Une recherche qui ne manqua pas de s’avérer tout sauf facile, car si les raisons de la fermeture de ces lieux de culte n’apparaissent pas plus énigmatiques à Venise qu’ailleurs – la crise de la foi et des vocations – ces églises cloîtrées qui pour Jean-paul Kauffmann n’ont jamais cessé de constituer «l’âme et l’esprit d’une civilisation», lui restèrent particulièrement inaccessibles, impénétrables, interdites. Or, sa détermination ne ressortit que grandie de ses investigations longtemps infructueuses. Arrivera-t-il à vaincre la force d’inertie que lui oppose la curie vénitienne, pour enfin pénétrer ces sanctuaires plongés dans l’ombre et le silence et dont un seul, mais lequel?, pourrait lui rendre son souvenir évanoui?
Santa Maria Maggiore, San Lorenzo, Sant’anna, Santa Maria del Pianto, San Lazzaro dei Mendicanti, les Terese – tant d’églises dont les appellations lui rappellent aussi les noms des grands peintres (le Titien, le Tintoret, Véronèse, Carpaccio, Palma le Jeune) qui y produisirent dans cet extraordinaire et unique élan de créativité sensuelle comme seul l’art religieux vénitien semble en être le reflet.
C’est dans ses traces (mais aussi celles de Lacan, de Sartre, de Morand) à travers les ruelles cachées et tortueuses de Venise que Jean-paul Kauffmann conduit ses lecteurs et leur fait partager sa grande passion pour cette ville à la beauté si rayonnante.
Ses rencontres avec les habitants, les experts et les initiés, avec un mystérieux «cerf blanc», une belle restauratrice, une guide pour qui la cité des Doges n’a plus de secrets ou encore avec un insaisissable Grand Vicaire – tous ceux qui savent et qui détiennent les clés –, mais aussi ses déambulations dans une Venise qui doucement se révèle à lui, lui sont à la fois sources d’inspiration et occasions répétées de gloser sur la partie occulte de la ville flottante, sur la pierre d’istrie, fil conducteur de sa merveilleuse architecture, sur l’art et la beauté, ou encore sur la force libératrice du message de l’église catholique.
De cette passionnante enquête est né un très beau livre, l’oeuvre intime d’un grand esthète à la plume éblouissante. Jean-paul Kauffmann: «Venise à double tour», Editions Equateurs, 335 pages, 22 euros.