Comme un sombre puits sans fond
Orhan Pamuk explore les voies insondables de l'homme face à son destin
Tout est signe, métaphore et symbole dans le nouveau roman d'orhan Pamuk. Sa descente dans le monde des légendes, des contes et des mythes prend l'allure d’une vertigineuse confrontation de l'homme avec son destin.
Ainsi, dans son dixième roman, «La femme aux cheveux roux», le premier auteur turc à avoir obtenu, en 2006, le Prix Nobel de la Littérature, arpente les chemins de la fable pour questionner les voies de l'histoire et de l'identité de son peuple à travers le prisme d'interrogations complexes sur l'autorité, l'authenticité et la paternité. A l'instar de la descente dans un sombre puits sans fonds, sa quête nous mène à des découvertes et des enseignements qui révèlent le côté saisissant, obscur et tout aussi déterminant de la relation de l'homme avec l'univers dont il est issu.
L'histoire que raconte Orhan Pamuk dans sa langue sobre et précise, empreinte d'une tendre intensité énigmatique, est justement celle d’un jeune homme stambouliote, Cem, fils d’un pharmacien aux idées gauchistes qui a quitté sa famille, parti à la campagne pour assister Maître Mahmut dans la lourde tâche du forage d'un puits, à la pelle et au seau et à l'aide tout juste d'un treuil en bois, sur un plateau à côté d'une petite bourgade provinciale.
Ainsi le décor est placé, telle une scène accueillant une belle et envoûtante oeuvre tragique: la question du père, celle de sa substitution par un maître formateur, le rôle du fils face au modèle de l'ancien, l'obéissance et la loyauté, l'opposition entre religion et laïcité, entre la modernité (des idées et de la pratique) et les convictions enfouies dans les gestes et les idées d'un monde ancestral.
Les travaux ne finissant pas, l'eau tardant à jaillir des profondeurs rocheuses d'une terre aride, le jeune homme commence à douter de son maître et du sens de leur oeuvre. D'autant qu'une troupe de comédiens ambulants s'est installée dans le village et à laquelle appartient une belle et séduisante jeune femme aux cheveux roux.
Il en tombe aussitôt amoureux, n'attend que les soirées pour se rendre dans les rues d'en bas. Sa rencontre avec elle lui sera à la fois initiation à l'amour, révélation des forces du destin et un premier pas vers la trahison.
Avec la grande faute de Cem qui abandonne son maître dans les profondeurs d'un puits inachevé, le livre bascule.
Vérités éternelles et choix fondamentaux
Dans une deuxième partie Orhan Pamuk présente son jeune antihéros en adulte, en homme d'affaires richissime dans une Turquie tiraillée entre modernisme occidental et ses racines orientales. Si Cem n'a jamais hésité sur ce choix, les souvenirs et les remords le taraudent.
N'arrivant pas à avoir d'enfant avec Ayse, son épouse et partenaire dans une vie professionnelle trépidante, la question de la paternité réapparaît, mais aussi celle du châtiment d'une faute inoubliable, du retour dans cette bourgade entretemps happée par la banlieue d'istanbul et de la confrontation, inévitable, fatidique, avec les démons enfermés dans les noirceurs profondes d'un puits délibérément oublié.
De son très beau et fascinant roman, Orhan Pamuk dit que seul un écrivain turc aurait pu l'écrire. Ce qui implique aussi qu'il n'aurait pas pu être situé ailleurs qu'en Turquie. Les messages et références que l'auteur y distille habilement visent moins le régime politique autocratique actuel d'erdogan, sans le dédouaner pour autant, que le profond déchirement de son pays dans sa situation actuelle.
S'il calque l'histoire de Cem sur le mythe d'oedipe selon Sophocle, il ne le fait pas sans y mettre en parallèle également celui, similaire, de Rostam et Sohrâb par le poète Ferdowsi, mettant ainsi en évidence la position éternellement intermédiaire de la Turquie contemporaine entre les univers culturels et identitaires de la Grèce et de la Perse.
Mais si on peut dire que ce beau roman philosophique et enchanteur ne se révèle pas moins inspirant pour le lecteur occidental, c'est tout le bénéfice de la force magique de la plume de son auteur ainsi que sa capacité de faire résonner dans la conscience de l'homme moderne toute la puissance évocatrice des mythes fondateurs de son propre destin auquel, dans son pathétique désir de libération, il pense si faussement pouvoir échapper. Orhan Pamuk: «La femme aux cheveux roux», Editions Gallimard, 298 pages, 21 euro, ISBN: 978-2-07272004-8