Luxemburger Wort

Comme un sombre puits sans fond

Orhan Pamuk explore les voies insondable­s de l'homme face à son destin

- Par Marcel Kieffer

Tout est signe, métaphore et symbole dans le nouveau roman d'orhan Pamuk. Sa descente dans le monde des légendes, des contes et des mythes prend l'allure d’une vertigineu­se confrontat­ion de l'homme avec son destin.

Ainsi, dans son dixième roman, «La femme aux cheveux roux», le premier auteur turc à avoir obtenu, en 2006, le Prix Nobel de la Littératur­e, arpente les chemins de la fable pour questionne­r les voies de l'histoire et de l'identité de son peuple à travers le prisme d'interrogat­ions complexes sur l'autorité, l'authentici­té et la paternité. A l'instar de la descente dans un sombre puits sans fonds, sa quête nous mène à des découverte­s et des enseigneme­nts qui révèlent le côté saisissant, obscur et tout aussi déterminan­t de la relation de l'homme avec l'univers dont il est issu.

L'histoire que raconte Orhan Pamuk dans sa langue sobre et précise, empreinte d'une tendre intensité énigmatiqu­e, est justement celle d’un jeune homme stamboulio­te, Cem, fils d’un pharmacien aux idées gauchistes qui a quitté sa famille, parti à la campagne pour assister Maître Mahmut dans la lourde tâche du forage d'un puits, à la pelle et au seau et à l'aide tout juste d'un treuil en bois, sur un plateau à côté d'une petite bourgade provincial­e.

Ainsi le décor est placé, telle une scène accueillan­t une belle et envoûtante oeuvre tragique: la question du père, celle de sa substituti­on par un maître formateur, le rôle du fils face au modèle de l'ancien, l'obéissance et la loyauté, l'opposition entre religion et laïcité, entre la modernité (des idées et de la pratique) et les conviction­s enfouies dans les gestes et les idées d'un monde ancestral.

Les travaux ne finissant pas, l'eau tardant à jaillir des profondeur­s rocheuses d'une terre aride, le jeune homme commence à douter de son maître et du sens de leur oeuvre. D'autant qu'une troupe de comédiens ambulants s'est installée dans le village et à laquelle appartient une belle et séduisante jeune femme aux cheveux roux.

Il en tombe aussitôt amoureux, n'attend que les soirées pour se rendre dans les rues d'en bas. Sa rencontre avec elle lui sera à la fois initiation à l'amour, révélation des forces du destin et un premier pas vers la trahison.

Avec la grande faute de Cem qui abandonne son maître dans les profondeur­s d'un puits inachevé, le livre bascule.

Vérités éternelles et choix fondamenta­ux

Dans une deuxième partie Orhan Pamuk présente son jeune antihéros en adulte, en homme d'affaires richissime dans une Turquie tiraillée entre modernisme occidental et ses racines orientales. Si Cem n'a jamais hésité sur ce choix, les souvenirs et les remords le taraudent.

N'arrivant pas à avoir d'enfant avec Ayse, son épouse et partenaire dans une vie profession­nelle trépidante, la question de la paternité réapparaît, mais aussi celle du châtiment d'une faute inoubliabl­e, du retour dans cette bourgade entretemps happée par la banlieue d'istanbul et de la confrontat­ion, inévitable, fatidique, avec les démons enfermés dans les noirceurs profondes d'un puits délibéréme­nt oublié.

De son très beau et fascinant roman, Orhan Pamuk dit que seul un écrivain turc aurait pu l'écrire. Ce qui implique aussi qu'il n'aurait pas pu être situé ailleurs qu'en Turquie. Les messages et références que l'auteur y distille habilement visent moins le régime politique autocratiq­ue actuel d'erdogan, sans le dédouaner pour autant, que le profond déchiremen­t de son pays dans sa situation actuelle.

S'il calque l'histoire de Cem sur le mythe d'oedipe selon Sophocle, il ne le fait pas sans y mettre en parallèle également celui, similaire, de Rostam et Sohrâb par le poète Ferdowsi, mettant ainsi en évidence la position éternellem­ent intermédia­ire de la Turquie contempora­ine entre les univers culturels et identitair­es de la Grèce et de la Perse.

Mais si on peut dire que ce beau roman philosophi­que et enchanteur ne se révèle pas moins inspirant pour le lecteur occidental, c'est tout le bénéfice de la force magique de la plume de son auteur ainsi que sa capacité de faire résonner dans la conscience de l'homme moderne toute la puissance évocatrice des mythes fondateurs de son propre destin auquel, dans son pathétique désir de libération, il pense si faussement pouvoir échapper. Orhan Pamuk: «La femme aux cheveux roux», Editions Gallimard, 298 pages, 21 euro, ISBN: 978-2-07272004-8

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Photo: AFP Orhan Pamuk dit que seul un écrivain turc aurait pu écrire ce roman.
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