«Y'a d'la joie»
Un état d'esprit à apprendre et à défendre pour affronter la morosité ambiante
Terminons notre série estivale «Gefühlswelten» par la plus belle de toutes les émotions. Après l'envie, la rage, le dégoût, la peur, «die Sehnsucht» (terme intraduisible en français) – défendus bec et ongles par les collègues les semaines dernières – place à la joie.
«Tout le jour, mon coeur bat, chavire et chancelle / C'est l'amour qui vient avec je ne sais quoi / C'est l'amour, bonjour, bonjour les demoiselles / Y'a d'la joie, partout, y'a d'la joie», chantait Charles Trenet en 1936. Et si 83 ans plus tard, ces paroles n'avaient pas pris une seule ride? Qu'il soit permis d'en rêver!
Evoquer la joie dans les colonnes d'un journal quotidien, est-ce bien raisonnable? Jour après jour, l'actualité est faite de cris, pleurs, souffrances, atrocités, barbaries les plus diverses. Déversées en flots continus, ces «mauvaises nouvelles» sont souvent d'une banalité déconcertante, font partie de notre quotidien et – le pire – sont devenues incontournables. Observez vos collègues, les passants dans la rue, les commentaires sur les réseaux sociaux... sa définition du rire. Au Japon, une peur irrationnelle pourra être cachée sous des éclats de rire...
Le philosophe italien Angelo Fortunato Formiggini (1878-1938) a lui-aussi compris l'importance de la joie. Dans sa thèse universitaire sur la «Filosofia del ridere», il affirme en 1907 que le rire rend fraternellement solidaire les hommes. Et que l'humour est la «massima manifestazione del pensiero filosofico» («la plus haute manifestation de la pensée philosophique»).
Bonheur et plaisir
Retour à la joie avec les définitions proposées par le Larousse: «sentiment de plaisir, de bonheur intense, caractérisé par sa plénitude et sa durée limitée, et éprouvé par quelqu'un dont une aspiration, un désir est satisfait ou en voie de l'être» ou «ce qui provoque chez quelqu'un un sentiment de vif bonheur ou de vif plaisir» ou encore «état de satisfaction qui se manifeste par de la gaieté, de la bonne humeur». Plusieurs expressions viennent étayer ces propos: ressentir une grande joie, être fou de joie, travailler dans la joie – sans doute une vaste utopie pour certains... à bon entendeur, salut!
Pour approfondir cet état d'âme, voici quelques synonymes de ce sentiment de plaisir, de bonheur intense: allégresse, béatitude, exultation, jubilation, exaltation, griserie, euphorie, bien-être.
Nombreux sont ceux à proposer monts et merveilles pour un bien-être total. René Descartes avait lui sa recette, aussi simple qu'efficace: «Lorsque l'esprit est plein de joie, cela sert beaucoup à faire que le corps se porte mieux et que les objets présents paraissent plus agréables.»
«Je trouverai ma joie à leur faire du bien», «Dieu aime qui donne avec joie», la Bible aussi préconise la joie.
Dans la mythologie grecque, la déesse Euphrosyne, l'une des trois Charites, symbolise à elle seule la Joie, l'acclamation, la Bonne chère, le Courage, la Confiance, l'allégresse, la Jubilation, l'hilarité, le Plaisir, la Gaieté mais aussi le Plaisir de vivre. Quelle mission, il fallait le faire.
«C'est sans doute pour vous amuser que vous faites de le peinture?» la question du maître à l'élève peut paraître incongrue. A quoi, l'intéressé répond: «Mais certainement, si ça ne m'amusait pas je vous prie de croire que je n'en ferais pas!». Pierre Auguste Renoir, connu pour sa bonne humeur, ne s'est pas laissé prendre au piège. La toile «Le déjeuner des canotiers» des années 1880-81 est à l'image du peintre, un temps fervent défenseur de l'impressionnisme et souvent qualifié de «peintre du bonheur».
Repas de famille, scènes de cabaret, voire de beuverie, jeux d'enfants... de Brueghel à Picasso, la peinture, au fil des siècles n'a – heureusement – pas été épargnée par la joie et ses multiples déclinaisons festives.
Comment interpréter les «grosses madames» de Niki de Saint Phalle si ce n'est pas par une bonne dose d'humour, voire d'auto-dérision. La sculptrice franco-américaine s'est amusée toute sa vie à déjouer et casser tous les codes d'une féminité de bon aloi. Il suffit d'observer ses personnages emplis de joie et d'allégresse. L'installation de la «Nana» de Niki de Saint Phalle à Luxembourg-ville a eu le mérite d'initier des projets d'art urbain dans le centreville – des sculptures pas toujours très joyeuses, par contre.
Qui a tout au long de sa vie et sa carrière défendu une joie de vivre inébranlable? Henri Salvador, bien sûr! Ses éclats de rires, ses fous rires anéantissaient les efforts de tout présentateur télé tentant une interview un tant soit peu sérieuse. Le Guyannais, chanteur et humoriste de surcroît, s'en moquait allègrement, faisant passer tous ceux qui ne partageaient ce même entrain pour d'effroybles rabats-joie.
En mode majeur
En musique, le mode majeur est souvent associé à la joie, tandis que son collègue mineur est triste, sombre, ténébreux. Cette image, certes très réductrice, n'est pas dénuée de sens. La preuve? Il suffit de fredonner le célébrissime «Frère Jacques» en mode mineur pour comprendre.
Autre exemple frappant de la puissance du mode majeur: l'«hymne à la Joie». C'est en 1785 que l'écrivain allemand Freidrich Schiller publiait sa «Ode an die Freude». Ses rimes – «Tochter aus Elisium / Wir betreten feuertrunken / Himmlische, dein Heiligthum / Deine Zauber binden wieder / Was die Mode streng getheilt / Alle Menschen werden Brüder / Wo dein sanfter Flügel weilt / Seit umschlungen Millionen / Diesen Kuß der ganzen Welt / Brüder überm Sternenzelt / Muß ein lieber Vater wohnen» – ont marqué les esprits à tel point que Ludwig van Beethoven se les appropriait en 1824 pour le final de sa 9e symphonie, qui est par ailleurs la première du genre à utiliser la voix humaine, sans doute pour renforcer la puissance du message à faire passer. L'oeuvre débute en re mineur, une tonalité encore présente au début de l'ultime mouvement, mais que le compositeur aura pris soin de transformer en un puissantissime re majeur.
Jamais Beethoven n'aurait pu imaginer que son «Hymne à la Joie» devienne des décennies plus tard, l'ambassadrice de tout un peuple. Que serait aujourd'hui l'europe – ou l'union européenne – sans ces paroles et ses notes?
Ce n'est pas un hasard, si le chef d'orchestre russe Kirill Petrenko a offert le week-end dernier à quelque 35.000 spectateurs réunis sur la place du Brandenburger Tor à Berlin cette emblématique oeuvre pour sa prise de fonction à la tête des Berliner Philharmoniker.
Les Solistes Européens, Luxembourg, comme leur nom l'indique, sont entièrement dévoués à la cause européenne. Eux-aussi ont choisi la 9e syphonie de Beethoven pour fêter leur 30e anniversaire le 30 septembre prochain la Philharmonie de Luxembourg.
Julio Iglesias, malgré les apparences, est aussi un chanteur joyeux. Ou bien un doux rêveur. N'en déplaise à ses fans de tous poils. Les paroles de «Song of Joy» sont sans équivoque: «Come! / Sing a song of joy for peace shall come, my brother! / Sing! Sing a song of joy for men shall love each other!».
Pharell Williams et son «Happy» est nettement plus convaincant. «Huh, because I'm happy / Clap along if you feel like a room without a roof / Because I'm happy / Clap along if you feel like happiness is the truth/ Because I'm happy / Clap along if you know what happiness is to you/because I'm happy / Clap along if you feel like that's what you wanna do.»
Des Grecs anciens au rap US, la joie est omniprésente. Heureusement. Tel un Bobby Mcferrin qui prône un «Don't Worry Be Happy» – comme un pied de nez à Mick Jagger et ses Rolling Stones toujours en manque de «Satisfaction» –, pourquoi ne pas suivre les conseils toujours aussi avisés et toujours aussi décalés des Monty Python qui ne cessent de prêcher la bonne parole «Always Look on the Bright Side of Live»? De quoi freiner l'ardeur des collègues avec leurs éloges de l'envie, la rage, le dégoût, la «Sehn-sucht» ou la peur! Et pour ne plus jamais devoir dire: «Cache ta joie!»
Tout le jour, mon coeur bat, chavire et chancelle / C'est l'amour qui vient avec je ne sais quoi... / Y'a d'la joie, partout, y'a d'la joie. Charles Trenet