Intention et conscience
Volonté présente, mais portant sur l’avenir ou le but poursuivi, l’intention est projet, visée, détermination à entreprendre une action. C’est une disposition de l’âme ou un état d’esprit, qui engage celui qui agit. C’est le pourquoi de son action. L’intentionnalité, en revanche, n’a rien à voir avec l’intention au sens obvie du terme. Elle relève en fait du jargon technique de la philosophie.
Chez les scolastiques, l’intentio désigne l’application de l’esprit à son objet, à ce que je veux, au «voulu». Ainsi, saint Thomas d’aquin, au XIIIE siècle, affirmait: «C’est par métaphore que l’intention est appelée oeil, non parce qu’elle serait affaire de connaissance, mais parce qu’elle présuppose cette connaissance grâce à laquelle se présente à la volonté la fin vers laquelle elle se meut, comme notre oeil nous fait voir d’avance le but vers lequel nous devons tendre notre corps» (Somme théologique, I-II, 12, 1, solution 1). L’intention estampille la capacité rationnelle de savoir pourquoi le sujet agit. Husserl ira plus loin que l’aquinat. Pour le père de la phénoménologie, en effet, toute conscience est intention, en ce qu’elle est conscience de quelque chose, celle de «porter, en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même» (Méditations cartésiennes, § 14). La conscience n’est pas une chose ou une substance qui se suffirait à ellemême; elle est relation à, élan vers. Ce qui fera dire à Sartre, que la conscience n’a pas de «dedans», qu’«elle n’est rien que le dehors d’elle-même» (Situations, I).
Ceci posé, revenons à l’intention en tant que résolution qui engage celui qui agit. Pour le meilleur ou pour le pire? Oui, et c’est là qu’intervient, comme l’observe Kant, la notion de «valeur morale», c’est-à-dire le caractère soit absolument bon, soit absolument mauvais de l’action. Selon lui, seule l’intention, i.e. la «volonté bonne» (der gute Wille), fonde la moralité de nos actes (Critique de la raison pratique, I, Analytique, III «Les mobiles de la raison pratique»). C’est un diamant qui brille de lui-même. Mais, dans la Phénoménologie de l’esprit, Hegel, dénonçant la «belle âme» romantique qui ne veut pas se compromettre avec le monde, montre que la pureté morale enferme l’individu dans l’inaction. L’intention bonne requiert la purification des moyens par les fins et doit se confronter au réel, faute de quoi la conscience morale ne serait qu’un «Moralismus der schönen Seelen». C’est pourquoi Hegel estime qu’aucune action morale n’est parfaitement pure et, réciproquement, qu’aucune action efficace n’est parfaitement morale.
Pour le partisan de l’utilitarisme qu’est John Stuart Mill, l’intention étant insondable, ce sont seules les conséquences pour autrui qui permettent de juger moralement nos actes, peu importe si notre action est inspirée par des mobiles égoïstes comme l’argent ou la gloire. Dans tous les cas de figure, la valeur morale de nos actes doit être estimée par ceux qui en subissent les effets. L’intention, dès lors, ne saurait suffire. Mes actes s’évaluent par le surcroît de bonheur qu’ils procurent à autrui. Autrement dit: pour l’utilitariste, c’est le résultat qui prévaut, car, affirme Mill, «aucun système de morale n’exige que le seul motif de tous nos actes soit le sentiment du devoir».
Ce en quoi le philosophe anglais prend l’exact contrepied du pionnier de la morale de l’intention qu’est Kant, pour lequel il suffit de diriger notre intention vers une fin louable pour justifier moralement nos actes. Mais, argue Mill, si tel était le cas, ne se heurterait-on pas à une double objection: d’une part, celle de l’impuissance de l’intention, dans le cas où la volonté bonne, à elle seule, est sans effet sur le bien d’autrui; d’autre part, celle des moyens immoraux: un but estimable peut-il être légitimement atteint s’il accrédite la fameuse maxime de Machiavel selon laquelle «la fin justifie les moyens» (Le Prince, chap. XVIII)? Un exemple vient à l’esprit: celui de Raskolnikov, le héros de Crime et Châtiment (le célèbre roman de Dostoïevski), qui décide de tuer une usurière qui exploite les déshérités de Saint-pétersbourg. Rongé par le remords, il finit par avouer son crime. Moralité: on ne peut faire la justice par des moyens immoraux.
Demandons-nous, en guise de conclusion, pourquoi une morale de l’intention comme celle que défend bec et ongles le philosophe de Königsberg, qui évalue la moralité d’une action non à ses effets mais à la disposition de la volonté bonne qui l’accomplit, est souvent grevée d’une connotation péjorative. Dans son Dictionnaire philosophique, André Comte-sponville y voit un «contresens sur l’intention ou sur Kant». Loin de se satisfaire des seules bonnes intentions, c’est en effet une morale qui juge la volonté en acte, et non pas ses conséquences éventuelles, que personne, au moment d’agir, ne connaît tout à fait. Et d’étayer cette thèse par une expérience de pensée que, vu sa pertinence, nous restituons in extenso: «Un homme tombe à la mer. L’un des matelots lui jette un rondin sur la tête, dans l’intention de l’assommer; le rondin passe à côté, flotte et permet à notre homme, qui s’y accroche, d’échapper à la noyade. Un autre matelot lui jette une bouée, pour qu’il s’y agrippe: la bouée lui tombe sur la tête et l’assomme; il se noie. Une morale de l’intention est celle qui juge l’attitude du second marin, aussi néfaste qu’elle s’avère finalement, plus estimable que celle du premier, fût-elle salutaire. Qui ne voit que c’est la morale même? Nul n’est tenu de réussir, ni dispensé d’essayer».