Luxemburger Wort

Le crabe Daech à l'assaut de Kerkenna

Une nouvelle espèce venue de l'océan indien a envahi les côtes tunisienne­s – Des milliers de pêcheurs menacés

- Par Pierre Gautheron (Sfax)

Sfax, deuxième ville et centre économique de la Tunisie. Sur le marché au poissons, des dizaines de marchands vendent à la criée la pêche du jour, présentée dans des caisses en bois. Les habitants sont venus acheter de la dorade ou du loup pour le dîner.

A droite de l'entrée, une caisse rouge dénote avec le reste des produits: d'étranges crabes bleus aux longues pinces tentent vainement d'en sortir. Khaleb est le seul commerçant à vendre ce crustacé. De les nasses pouvait peser une dizaine de kilos. Mais c'est fini maintenant» se plaint le pêcheur en déposant les crabes dans un sceau. «On pense qu'il est arrivé par l'océan indien, sûrement dans les cales des grands navires de commerce. Comme il nage vite et qu'il est agressif, il s'est multiplié.»

En rentrant au port, Sami explique: «Il faut valoriser le crabe. Aujourd'hui, les prix sont trop bas. Le crabe coûte dix fois moins cher que le poisson! Nous avons de grands investisse­ments avec les pêcheries. Le phénomène est nouveau, mais il faut trouver des solutions, de nouveaux marchés». A quai, les pêcheurs viennent déposer les crabes qui partiront dans les usines alentours.

Farhat pénètre dans une bicoque de bois qui fait face au port. A l'intérieur, quelques femmes s'activent à empiler différente­s caisses de crabe. «C'est une véritable catastroph­e écologique et économique. Si ça continue, c'est toute la mer Méditerran­ée qui sera envahie.» Avec précaution, il remplit un seau, alors que les crabes, agités, tentent de le pincer. Il en achète trois kilos. Quelques pièces trébuchent sur le comptoir en bois. 9 dinars. Moins de quatre euros. «Mon fils est venu pour le week-end, alors on va cuisiner du crabe. Même si ce n'est pas cher, les Tunisiens en consomment très peu, car nous ne savons pas comment le cuisiner. Il y a un manque d'explicatio­ns concernant ce phénomène», raconte-t-il en démarrant son scooter. «Kerkenna, c'est une pépinière. Il faut la protéger».

Faire face

Retour à Sfax. Sur le port de marchandis­es, derrière les tas de filets de plusieurs dizaines de mètres qui s'entassent sur le quai, un écriteau discret indique l'entrée de l'usine Novogel, spécialisé­e dans le conditionn­ement des produits de la mer. Depuis 1998, Emilio Galve gère l'usine, une des plus grandes de Tunisie: «Depuis quelques années, nous avons dû transforme­r nos activités de conditionn­ement. Nous vivons de ce que la mer donne, alors avec l'apparition de cette nouvelle espèce et l'altération de l'écosystème, nous avons dû faire face».

Cet Espagnol proche de la retraite a du s'adapter et faire face: «heureuseme­nt, c'est un produit qui se commercial­ise bien». Au dessus de son bureau trône un calendrier sur lequel est dessiné un crabe bleu, entouré de caractères chinois. «Nous nous sommes ouverts à de nouvelles exportatio­ns, notamment en Asie où les consommate­urs de chair de crabe sont nombreux.» Dans l'usine, plusieurs femmes en tablier blanc trient les crabes par taille. De nouvelles caisses viennent d'arriver depuis la côte. En fonction des demandes, l'usine à la possibilit­é de conditionn­er le crabe différemme­nt. «Nous exportons des crabes entiers congelés, mais aussi de la chair de crabe sous vide.» Dans une salle du fond, de grandes cuves permettent de le cuire à l'étouffée. «Nous avons dû nous adapter rapidement. En trois ans, le conditionn­ement du crabe représente la moitié de notre activité. Cette année, nous en avons exporté 700 tonnes».

Le crabe bleu s'attaque aux filets et aux poissons, empêchant ainsi les pêcheurs de gagner leur vie.

Aujourd'hui, c'est toute l'industrie de la mer qui doit s'adapter et se tourner vers le marché asiatique.

L'usine s'est agrandie, la production du crabe demande une main-d'oeuvre nombreuse. Pourtant Emilio est las. L'arrivée du crabe l'a obligé à repenser toute la chaîne de production: «Ce crabe a complèteme­nt gâché ma fin de retraite».

Face à la mer, Sami fume la chicha dans un établissem­ent désuet et commande un café. La mer est agitée aujourd'hui, impossible de sortir pour pêcher. «Je ne trouve pas la belle vie avec le crabe Daech. Maintenant, nous cherchons de nouveaux moyens de vivre. Je suis attaché à l'île. Mais les nouvelles génération­s finiront par partir. C'est impossible pour un jeune pêcheur de cumuler les emprunts. Un jour, cette île ne sera plus qu'une réserve naturelle. Peut-être qu'un jour, je partirai pêcher ailleurs.»

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Photos: Pierre Gautheron Des pêcheurs installent la «charfia», un dispositif qui piège les poissons dans une nasse. Mais depuis quelque temps, les nasses sont étrangemen­t vides: le crabe «Daech» mange tout, et endommage même la charfia.
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Un marin montre le crabe bleu qu'il a récupéré dans ses nasses.

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