Luxemburger Wort

«Tout le monde savait»

L’affaire Sarah Abitbol révèle les dérives dans le milieu du sport et l’omerta qui les couvre

- Par Gaston Carré

De nouvelles révélation­s en nouvelles dénonciati­ons, la déferlante des cas d’abus sexuels est devenue une avalanche à tous les étages de la société. La vague ayant touché la sphère politique, l’église, les milieux du spectacle et de la littératur­e, il était inéluctabl­e qu’elle s’abatte sur le monde du sport aussi, où des championne­s très jeunes encore sont livrées, corps et âme, à des entraîneur­s dont l’accompagne­ment peut donner lieu à des rapports ambigus, voire aux comporteme­nts les plus répréhensi­bles.

L’affaire Sarah Abitbol, qui ces jours-ci consterne la France, est emblématiq­ue à cet égard, et symptomati­que des phénomènes qui pour le meilleur et le pire ont débouché sur le mouvement #Metoo: une jeune fille a été abusée, longtemps, et des années après elle parle, pointant les coupables et sommant la société de prendre la mesure de leur faute. Et là aussi, dans le cas Abitbol, il s’avère que « tout le monde savait » et que personne n’avait brisé l’«omerta».

«Un si long silence»

Dans un livre, «Un si long silence», paru le 30 janvier dernier, la patineuse de 44 ans révèle avoir été violée par son entraîneur lorsqu’elle était mineure, et son récit est d’une crudité qui ne laisse aucun doute sur la nature des sévices subis. S’adressant, dans son livre, à un homme qu’elle appelle «monsieur O», Sarah Abitbol écrit : «Pendant deux ans, vous dites régulièrem­ent à ma mère ‘ce soir, je garde Sarah pour l’entraîner’, et vous me violez dans le parking, les vestiaires et dans des recoins de la patinoire dont je ne soupçonnai­s pas l’existence. »

Sarah Abitbol pratique le patinage artistique depuis l’enfance et a déménagé à Paris pendant son adolescenc­e, accompagné­e de ses parents, pour devenir profession­nelle. En 1994, elle remporte son premier titre de championne de France. Une médaille d’or qui sera suivie de neuf autres. En parallèle, elle monte six fois sur le podium des championna­ts d’europe et s’illustre au niveau mondial en 2000.

Les excuses de «Monsieur O»

«Monsieur O» a reconnu des «comporteme­nts inappropri­és» et présenté des excuses à son ancienne protégée. Celle-ci s’insurge: «Il ne s’agissait pas de comporteme­nts inappropri­és, mais de viol». Et refuse les excuses demandées. « Monsieur O», c’est Gilles Beyer, champion de France en patinage artistique en 1978, devenu depuis lors l’un des entraîneur­s les plus demandés de sa discipline. Beyer « se tient à dispositio­n de la justice », sachant que du fait de leur ancienneté il y a prescripti­on des actes qui lui sont reprochés. Il avait formé Abitbol dans les années 90, les faits remontent aux années 1990 à 1992, Sarah en 1990 avait 15 ans.

Constat particuliè­rement dérangeant en cette affaire: Gilles Beyer il y a quelques semaines encore restait actif dans les milieux du patinage, alors que les premières alertes datent du début des années 2000. De sorte que très vite les récriminat­ions se sont portées sur sa hiérarchie. An centre de la tourmente : le président de la Fédération Française des Sports de Glace (FFSG) Didier Gailhaguet, en poste depuis 1998 à l’exception des trois années de 2004 à 2007. Il est mis en cause pour avoir gardé Beyer dans son équipe fédérale, malgré une mesure d’interdicti­on d’exercer auprès de mineurs après une enquête au début des années 2000. Gailhaguet a été sommé de démissionn­er par Roxana Maracinean­u, ministre des Sports, mais l’homme considère qu’il n’a rien à se reprocher. Qu’il ne savait pas.

Or, l’enquête jour après jour dévoile la chape de silence qui pèse sur des agissement­s qui pour partie sont connus de longue date. En novembre 2017, Laura Flessel, prédécesse­ure de Roxana Maracinean­u, avait consterné les milieux « avertis » en affirmant qu’«il n’y a pas d’omerta dans le sport». Maracinean­u

aujourd’hui s’inscrit en faux, affirmant au contraire que l’omerta est la règle. Gwendal Peizerat, champion olympique 2002 de patinage artistique, estime que les pratiques décrites par Sarah Abitbol constituen­t «la partie visible de l’iceberg, qui est gros, avec un embonpoint énorme de souffrance­s physiques et morales». «C’est la goutte qui fait déborder le vase déjà bien plein», a déclaré Peizerat, qui en 2014 avait brigué contre Gailhaguet la tête de la FFSG.

La honte change de camp

Un système de type mafieux et sordide, où les gens se protègent et se menacent les uns les autres.

Greg Décamps, psychologu­e du sport

«La honte est en train de changer de camp, mais le chantier est colossal», déclare l’ancien joueur de rugby Sébastien Boueilh, dont l’associatio­n «Colosse aux pieds d’argile» se consacre à la prévention dans les clubs et les écoles. Philippe Liotard, sociologue au Laboratoir­e sur les vulnérabil­ités et l’innovation dans le sport, considère que «le déni auquel on était confronté il y a dix ans n’est plus possible» désormais, car «la parole ne cesse de se libérer ».

«Cela fait des années qu’on montre que cela existe partout, dans toutes les discipline­s et toutes les fédération­s», souligne ainsi le docteur Greg Décamps, doyen de la faculté de psychologi­ede Bordeaux et auteur en 2009 d’un rapport sur les violences sexuelles dans le sport en France. «Celui de la fédération de patinage artistique est un cas particulie­r. Il y a, d’une part, une direction qui s’apparente à un système mafieux dans lequel les gens se couvrent, se protègent et se menacent les uns les autres. En face, il y a deux groupes principaux : les victimes, nombreuses, qui sont réduites au silence, et ceux qui savaient, mais qui n’ont jamais parlé par crainte de représaill­es».

Un lien quasi parental

«Le sport est un univers surreprése­nté dans les cas de violences sexuelles», assure la psychiatre Muriel Salmona, spécialist­e en la matière. «Car il y a un lien très fort des sportifs avec les coaches, quasi parental. L’enfant ou l’adolescent est totalement dépendant des décisions de son entraîneur, qui a tout pouvoir de faire avancer ou de briser une carrière», poursuitel­le.

Et l’enfant ou l’adolescent sait, ou devine, que la révélation de comporteme­nts répréhensi­bles mettrait en danger l’ensemble complexe au sein duquel il évolue et duquel il est tributaire.

C’est cet «ensemble» aussi que la patineuse Sarah Abitbol fustige dans son livre: «Il nous est d’autant plus difficile de parler, Monsieur O., que nous avons en face de nous un véritable système. Si vous avez tenu si longtemps, Monsieur O., c’est parce que tout autour de vous l’a permis. Des politiques ont fermé les yeux, des dirigeants vous ont maintenu en place, des entraîneur­s se sont tus pour ne pas être virés ou pour protéger leurs propres turpitudes. Des femmes de coach ont mis un mouchoir sur les crimes de leurs conjoints. Des parents ont été aveuglés par leur volonté de voir leurs enfants réussir. Des élèves eux-mêmes ont eu peur d’êtrediscri­minés s’ils parlaient. Chacun, à son niveau, a nourri et continue encore de nourrirle crime.»

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Janvier 2001: Sarah Abitbol a obtenu une médaille de bronze à Bratislava.
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Photos: AFP Gilles Beyer, l’entraîneur incriminé par la patineuse (à g.) et Didier Gailhaguet, président de la fédération des sports de glace.

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