Luxemburger Wort

«Cette pièce est un amour de jeunesse»

Myriam Muller met en scène «Ivanov» d’anton Tchekhov, une pièce dont le propos l’a depuis toujours touchée

- Interview: Marc Thill

Tout est crépuscule dans cette pièce. Les personnage­s, leur vie, leur destin. Et en même temps, elle est remplie de blagues et d’humour. A partir de demain se jouera au Grand Théâtre «Ivanov», une pièce en quatre actes écrite en 1887 par le dramaturge russe Anton Tchekhov. Une scénograph­ie quadrifron­tale permettra au public de faire partie d’une petite bourgeoisi­e provincial­e en décrépitud­e, qui va se plaindre, broyer du noir et surtout parler d’argent. On pourrait se croire au Luxembourg. Rencontre avec la metteur en scène Myriam Muller.

Myriam Muller, les deux dernières années vous avez mis en scène des pièces récentes. Avec «Ivanov» d’anton Tchekhov vous revenez vers un auteur de théâtre classique. C’était une demande du Grand Théâtre?

Non, c’était mon choix. Cette pièce est en quelque sorte un amour de jeunesse. Je l’ai vue pour la première fois il y a longtemps, cette pièce m’a beaucoup touchée. C’est aussi un des textes les moins connus de Tchekhov.

Vous avez déjà joué dans «Ivanov»?

J’ai beaucoup joué du Tchekhov, mais jamais dans «Ivanov». J’ai monté deux de ses pièces et j’ai l’impression que Tchekhov est un auteur qui commence à me suivre (rires).

Quel est votre regard sur la pièce?

Elle lie la comédie et même le burlesque au tragique. Beaucoup plus que dans ses autres pièces, Tchekhov tisse dans «Ivanov» un lien entre cet anti-héros et ce drame qui est la vie quotidienn­e. C’est comme au détour d’une balade en ville. On ne sait jamais sur quoi on va tomber – une peau de banane ou un bouquet de fleurs. C’est pareil dans «Ivanov». J’ai essayé de porter mon regard sur cet aspect.

Qui est Nicolaï Alexeïévit­ch Ivanov? Un désabusé, un mélancoliq­ue, «un être mauvais, pitoyable, nul»?

Tchekhov a donné au personnage le nom Ivanov qui en Russie est très répandu comme chez nous Schmit ou Muller. C’est en quelque sorte Monsieur Tout-lemonde. Non seulement il a un nom banal, mais tout ce qu’il vit est d’une grande banalité. Il souffre de ce qu’on appellerai­t de nos jours une «midlife crisis». Pendant des années on construit sa vie, et tout à coup on constate la fatuité de cette vie. Dans la pièce, Ivanov parle de «ses exploits insignifia­nts». Tous on a ce sentiment une fois dans notre vie, entre 35 et 55 ans, mais il n’y a pas forcément d’âge à cela.

Borkine, le gérant de la propriété d’ivanov, dit «vous ronchonnez, vous broyez du noir». Est-ce qu’ivanov est dépressif, a-t-il un «burn-out»?

Ce qui est fascinant chez Tchekhov, c'est qu’il n’avait pas encore des mots à mettre sur cette maladie. Aujourd’hui on parle de dépression et de «burnout». Tchekhov était lui-même médecin. Dans sa pièce il décrit cet état dépressif, mais il ne sait pas nommer ce mal qui aujourd’hui est identifié. Une des phrases qui revient le plus souvent, c’est: «je ne comprends pas». Ivanov est dans un état qu’il ne comprend pas. Il descend la pente, mais il ne comprend pas pourquoi il se sent mal.

C’est donc un homme fatigué, «un homme de trop», comme disait l’auteur russe Tourginiev?

Oui en effet, il se sent être de trop. C’est un intellectu­el. Au regard du tsarisme, ces intellectu­els ne trouvaient plus à se reconnaîtr­e dans une politique qui laissait les petits tsars de province à l'abandon. Puis la révolution est arrivée derrière. Au regard d’aujourd’hui on définit les gens par leur métier, par leur réussite sociale. A 20 ans, vous avez toute votre vie devant vous. Mais à 40 ans, vous allez à une soirée et on vous demande ce que vous faites dans la vie. On se définit par rapport à cela. Mais quand tout à coup on n’arrive plus à se projeter dans son travail et qu’on n'arrive plus à avoir la réussite sociale que peut-être on avait escomptée, on devient socialemen­t personne, on devient un Ivanov. Et lorsqu’au regard de la société on n’est personne, cela devient dur d’être quelqu’un au regard de soi-même.

Si on devait transposer ce personnage faible et insignifia­nt dans la Russie d’aujourd'hui, celle d’un Poutine qui donne l’image d’une Russie forte et virile, cela peut étonner. Vous partagez cet avis?

Il y a un mais à cela. Les hommes forts de la Russie d’aujourd’hui ce sont surtout ceux qui ont profité du système, qui se sont terribleme­nt enrichis. Les autres sont à la marge. C'est un système à deux vitesses au sens matériel, et en ce sens la pièce est toujours d’actualité, car elle aussi parle toujours d’argent. Ceux qui en ont, ceux qui en voudraient, ceux qui n’ont rien et cela tisse de nouveau la position sociale.

On discute autour de l’argent, vous venez de le dire, et on se croirait au Luxembourg. Dans votre mise en scène, vous faites des références à notre société?

Ces références sont déjà dans le texte, parce que ça parle d’une bourgeoisi­e de province. Le Luxembourg est certes une capitale, mais les Luxembourg­eois sont très provinciau­x dans leur comporteme­nt. L’herbe est toujours plus verte ailleurs – donc cette notion est très forte au Luxembourg. Mais j’ai toujours confiance dans le public. Je n'ai pas besoin de montrer comment on mange du «Kachkéis» pour que les gens comprennen­t qu’on parle des Luxembourg­eois. Ils sont assez intelligen­ts pour se reconnaîtr­e... ou du moins leur voisin (rires).

La femme d’ivanov, Anna Petrovna, est malade de la tuberculos­e. Tchekhov lui-même est décédé de cette maladie. Ivanov à la fin du troisième acte dit à sa femme «tu vas mourir». La maladie, la mort, et comment annoncer à un malade son destin, est-ce un autre sujet de cette pièce?

Ivanov annonce la mort à sa femme au plus mauvais moment. Il n’arrive pas à parler comme il faut, parce qu’il est lui-même enchevêtré dans sa propre maladie. C’est pour cela qu’il est incapable de se projeter dans le mal et dans la souffrance d’un autre.

Pourriez-vous nous décrire Anna Petrovna?

Ce n’est pas une vieille personne qui pourrait dire qu’elle a assez vécu, c’est une jeune femme et elle s’accroche terribleme­nt à la vie. Comme toujours chez Tchekhov, tous disent à peu près la même chose. Ils vivent ce même désabuseme­nt, se noient tous dans l’alcool et dans la fête. Sauf Anna qui est la seule qui est vraiment malade et qui ne s’ennuie pas. Elle veut se rattacher à la vie. Mais c’est elle qui partira.

Pourquoi ne doit-on pas se passer des pièces de Tchekhov et notamment de celle-ci?

Tchekhov est un chef-d’oeuvre en lui-même. Ses grandes pièces sont tellement bien calibrées.

Mais au-delà de ce qu’il décrit il y a aussi l’histoire. Dans «La Cerisaie» c’est le passage d’une société à une autre, dans «La Mouette» c’est le questionne­ment sur la création, qu’est-ce que cela veut dire d’être artiste. Celle-ci est beaucoup plus fouillée. Il y a vingt personnage­s, j’ai dû les réduire à dix. La pièce durerait presque cinq heures si on la montait en entier, et malgré tout, c’est un chef-d’oeuvre, parce que Tchekhov est un chef-d’oeuvre en lui même. On est tellement touché par la façon dont il décrit les personnage­s, les liens entre eux. L'auteur n’utilise jamais des grands mots, il ne s’enferme aucunement dans une forme. Il est juste au plus près de ses personnage­s, d’où aussi le dispositif scénique quadri-frontal (les spectateur­s sont assis des quatre côtés de la scène, n. d. l. r.) pour être au plus près des acteurs. Le public fera partie de la société qui se réunit et ne pourra s’échapper.

«Ivanov» d’anton Tchekhov, avec Mathieu Besnard, Denis Jousselin, Nicole Max, Jorge de Moura, Sophie Mousel, Valéry Plancke, Manon Raffaelli, Raoul Schlechter, Pitt Simon, Anouk Wagener et Jules Werner dans une mise en scène de Myriam Muller, scénograph­ie d’anouk Schiltz, ce vendredi 28 février et les 3, 4, 5 et 6 mars, chaque fois à 20 heures, au Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg. Introducti­on à la pièce par Marc Rettel une demi-heure avant chaque représenta­tion. Tickets au prix de 20 euros. Réservatio­ns au tél. 47 08 95-1 ou par mail info@luxembourg­ticket.lu

► www.luxembourg-ticket.lu

Lorsqu’au regard de la société on est personne, on devient un Ivanov. Myriam Muller

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Photo: Boshua / Théâtres de la Ville de Luxembourg Jules Werner dans le rôle d’ivanov, le personnage-titre de la pièce d’anton Tchekhov, un homme désabusé qui se croit mauvais, pitoyable et nul.
 ?? Photo: Gerry Huberty ?? La metteur en scène Myriam Muller: «Dans cette pièce on ne sait jamais sur quoi on va tomber – une peau de banane ou un bouquet de fleurs.»
Photo: Gerry Huberty La metteur en scène Myriam Muller: «Dans cette pièce on ne sait jamais sur quoi on va tomber – une peau de banane ou un bouquet de fleurs.»

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