Un opéra fabuleux
«Mélusine» d’yves De Smet
Secrète, mystérieuse et surtout légendaire, Mélusine, la fée-serpent du Moyen-âge dont la légende a fait le tour du monde, sert d’égide et de métaphore poétique au recueil d’yves de Smet, subtil neuropsychiatre-poète qui conjugue, au sein de cet ensemble à la fois truculent et érudit, ludique et cathartique, un art consommé du merveilleux poétique dans lequel l’auteur se révèle être un orfèvre. Entre création et recréation, le recueil «Mélusine» est un tremplin synesthétique vers le plaisir de tous les sens, faisant de l’auteur une sorte de «démiurge» au chromatisme revivifiant et interpellant.
L’incipit du recueil d’yves de Smet, dans une perspective synesthésique s’appuyant sur l’alliance de plusieurs perceptions sensorielles, n’est pas sans rappeler la célèbre réécriture de l’opéra de Konradin Kreutzer, «Melusina» par Félix Mendelssohn, «Ouvertüre zum Märchen von der schönen Melusine» (Op. 32 – 1834). Le premier poème, intitulé «Casque d’or», s’ouvre en un écho léger avant que ne commence un mouvement «dolce espressivo», c’est-à-dire un accroissement dynamique et expressif à la fois du contenu et de la forme. Or, comme l’on sait, ce que met en lumière la réécriture de Mendelssohn, c’est à la fois l’affirmation d’une voix interne et le constat de la perte d’un chant dans lequel jusque-là était clos le monde. Il en va de même de la poésie d’yves De Smet dont les textes, irrigués par des références savantes et des jeux de mots tant humoristiques qu’inventifs, plongent souvent dans les origines (mythologiques) de l’univers pour dire l’homme et le monde. L’auteur de «Mélusine», femmeserpent féérique à la nature hybride, est non seulement friand de jeux de mots et d’allusions antiques, mais encore se révèle être un artisan du vers dont la faconde, parfois étincelante, éblouit. Empruntant la voix de Mélusine dépositaire de l’acte poétique proprement dit en ce qu’elle entoure de langage les êtres et les choses, Yves De Smet filtre, distille, insuffle des inflexions fondamentales d’une parole sourcée aux entrailles de l’individu.
Articulé en trois parties qui résonnent, s’appellent et se complètent («Avant le cri» composé de 22 poèmes; «Le cri» constitué de treize pièces poétiques; «Après le cri» comprenant 25 poèmes), ce recueil présente de prime abord tous les aspects de régularité: chaque partie est précédée d’un collage (de l’auteur), de trois référentielles textuelles mises en exergue; chaque poème est placé sous l’égide d’une citation épigraphique censée en résumer l’esprit. S’agiraitil d’une stratégie littéraire à l’instar d’un Baudelaire qui, employant la forme fixe du sonnet la détournait: «Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense. Tout va bien au sonnet: la bouffonnerie, la galanterie, la passion, la rêverie, la méditation philosophique» écrivit-il dans sa lettre adressée à Armand Fraisse en date du 19 février 1860.
L’on pourrait, mutatis mutandis, en dire autant des pièces poétiques d’yves De Smet qui, bien que de facture en apparence classique ou abordant des thèmes éternels tels que les amours malheureuses ou synonymes d’espoir (qui teintent le dernier poème intitulé «En tête d’argent»: «Un jour je me noierai/dans le feu de tes yeux»). Au final, ce dernier a produit soixante pièces poétiques d’une grande variété (de ton, de sujet, etc.) et d’une richesse se traduisant par une vigoureuse inventivité verbale (permettant d’éviter d’éventuelles platitudes dues au thèmes évoqués). Ces dernières raviront tout type de lecteur: qu’il s’agisse du lecteur érudit friand de termes plutôt rares ou d’allusions, de références à décoder, de celui qui, amusé par les mots, les rythmes et les situations, se laisse «embarquer» par ce qu’on pourrait appeler, pour reprendre une formulation rimbaldienne, «l’opéra fabuleux» qu’est devenu
Yves de Smet, dans la mesure où, le dérèglement des sens – et du sens – aboutit à une fusion entre monde extérieur et monde intérieur, entre imagination et pensée, entre rêve et réalité. C’est cette fusion qui transmue le poète en un «opéra fabuleux» – et qu’opère l’auteur en combinant ces deux éléments qu’il passe à travers les filtres de sa poésie. Ces derniers mettent en effet en place une analogie entre l’extériorité du monde et l’intimité d’un sujet.
Un autre aspect marquant de ce recueil est constitué par la présence prégnante d’un concept cher à William Marx, titulaire de la chaire de «Littératures comparées» au Collège de France: la bibliothèque mentale (qui renvoie en soi à celui de «bibliothèque mondiale»). Ce dernier n’affirmait-il pas récemment que «nos bibliothèques mentales nous servent de référence pour lire et comprendre les livres»? Le recueil «Mélusine» en constitue un exemple éclairant dans la mesure où l’auteur nous livre, en empruntant des tours et des détours qu’il nous invite à «délabyrinther», renvoie à nos bibliothèques mentales, non pas de manière muséographiée, mais en leur donnant vie, en transcendant les lieux, les époques et l’urgence sémantique. Un certain nombre d’obsessions transparaissent à travers la suite composite de ces poèmes, comme en témoignent les nombreuses reprises anaphoriques qui peuplent, scandent, interpellent. Rappelons enfin, comme l’on sait, qu’à travers son «Cri» (1893), le peintre norvégien Edvard Munch traduit ses obsessions de la mort et invente le style de l’angoisse. Véritable précurseur de l’art moderne, ce dernier était un homme torturé qui exorcisait ses démons à travers sa peinture … comme l’auteur de «Mélusine» dans la pratique de la poésie.
Une vigoureuse inventivité verbale
Yves de Smet, «Mélusine», Editions Phi, Graphiti 114, 15 euros.