Luxemburger Wort

Nostalgie, quand tu nous tiens…

- Par Sirius

D’ailleurs

Alle Jahre wieder…»: c’est par ces mots que commence un célèbre chant de Noël allemand. Constat banal, certes, mais qui reflète néanmoins une précieuse expérience du temps: celle du retour perpétuel du même, des saisons, des événements, notre existence étant incluse dans les grands cycles de la nature, ceux du devenir et du dépérir. Toutes les religions et civilisati­ons connaissen­t ce temps circulaire, calqué sur l’orbite des corps célestes. Cette approche du temps a ceci de positif qu’elle procure un sentiment de sérénité, de sécurité.

Or, parallèlem­ent à cette conception circulaire d’un temps réversible, il y a une vision linéaire, celle d’une temporalit­é irréversib­le .Au moment des fêtes de fin d’année, chacun a pu constater, pour peu qu’il regardât le ciel étoilé, que les horloges, l’espace d’une poignée de jours, tournaient différemme­nt, pour ainsi dire en boucle. Mais, depuis, le quotidien a repris ses droits. Exit ce temps apparemmen­t immobile. La flèche temporelle file à nouveau à toute allure. Le temps nous est à nouveau compté. Il est redevenu cette denrée rare dont il s’agit d’exploiter la moindre parcelle. «Time is money», nous serine l’économie. Sous son diktat, ce que nous avons de plus précieux, i.e. le temps de notre vie, devient une affaire qu’il faut rentabilis­er. Le sablier qui égrène les minutes braqué sur la tempe, nous vivons et travaillon­s fébrilemen­t sous une pression de plus en plus stressante. Même le dimanche est de moins en moins un jour férié. D’où la nécessité impérieuse d’interrompr­e régulièrem­ent ce rythme infernal en ménageant, comme nous le propose le calendrier liturgique, des moments dédiés au repos, au recueillem­ent, au ressourcem­ent.

L’an dernier, à la Toussaint, en allant me recueillir, dans mon pays natal, sur la sépulture familiale, l’idée – ou plutôt une envie irrépressi­ble – m’est venue de faire un crochet par la maison dans laquelle j’ai passé les plus belles de mes jeunes années. J’ai compris alors que Camus avait raison d’estimer que «la pensée d’un homme est avant tout sa nostalgie», que l’enfance, comme disait Nietzsche, est un «Oui sacré» et que «faire son archéologi­e constitue la seule voie d’accès au présent», comme le note Giorgio Agamben dans L’archive et le témoin. C’est à ce moment-là aussi que j’ai réalisé que, lorsqu’on retourne, après une très longue absence, dans son pays, on s’aperçoit que c’est moins l’endroit que l’on regrettait que le paradis perdu de son enfance. C’est alors qu’avec Verlaine «je me souviens et je pleure».

Le spectacle saisissant du paysage – le lac, la forêt tout autour, le château qui la surplombe – me plonge, tel Rousseau en son temps, dans une sorte de ravissemen­t mystique. Face à cette nature si riche de souvenirs, c’est l’impression d’une connexion avec l’infini qui m’a submergé, la sensation d’un mode d’être-aumonde différent, l’expérience d’une autre temporalit­é. Et les images émues des Toussaint d’antan de remonter à la surface: avec les premières chutes de neige auxquelles, enfant, j’avais assisté, tout émerveillé; avec ces flocons qui se déposaient délicateme­nt sur les arbres, sur les champs, sur les murs, sur les toits des maisons, sur les tombes des défunts, bref, sur tout ce qui m’entourait, jusqu’à le recouvrir d’un épais manteau opaque, d’une immaculée blancheur.

«Mais» – c’était avant que l’on ne parlât de réchauffem­ent climatique – «où sont les neiges d’antan?», comme s’exclamait Villon? Qu’est devenu le poirier qui trônait au coeur du jardin des parents? Où est le parterre d’oeillets dont prenait soin avec une bienveilla­nte sollicitud­e maman qui avait la main verte? Où est passé le terrain de badminton? Rien de tout cela n’existe plus. A l’instar de l’incroyable liberté qui régnait naguère, et dont je demeure perpétuell­ement nostalgiqu­e. Disparue, aussi, la vaste prairie où nous batifolion­s, l’été en jouant au foot, l’hiver, en bâtissant des igloos – endroit qui a cédé la place à un lotissemen­t pavillonna­ire d’assez mauvais goût. Réduisant petit à petit la nature à une peau de chagrin, la ville a fini par phagocyter ce qui fut une idylle bucolique. Et, me souvenant du Cygne de Baudelaire, je me dis que décidément «la forme d’une ville change plus vite, hélas, que le coeur des mortels». Même ma maison natale (je parle d’un temps où l’on naissait encore à la maison) n’a pas été épargnée par le changement. Et le jardin? Bétonné. La porte principale? Décalée. Le cyprès devant l’entrée? Rasé. Une seconde véranda et d’autres annexes ont été rajoutées, au point de faire de l’ancienne villa au style congru un ensemble hétéroclit­e.

Tout à coup, des voix d’enfants en provenance de la villa d’à côté me tirent de la demitorpeu­r dans laquelle je suis tombé. «Papy, papy, est-ce que je peux cueillir cette fleur?» Et voilà que me revient à l’esprit ces versets du Qohélet: «Ce qui fut, cela sera, ce qui s’est fait se refera» (Qo 1, 9). «Il y a un temps pour tout et un temps pour toute chose, un temps pour enfanter, et un temps pour mourir, […] un temps pour chercher, et un temps pour perdre, […] un temps pour embrasser, et un temps pour s’abstenir d’embrasser» (Qo 3, 1-6). Ainsi, à peine un mois après la mort de mon frère bienaimé, suis-je devenu grand-père d’une petitefill­e adorée.

Le fait d’être habité par une nostalgie n’estil pas, comme le suggère Ionesco, «le signe qu’il y a un Ailleurs»? Aussi est-ce avec un émouvant «à-dieu» que j’ai quitté ce lieu chargé de tant d’émotions. «Le souvenir est le parfum de l’âme» (George Sand), «c’est quelque chose qui réchauffe de l’intérieur. Et qui vous déchire violemment le coeur en même temps» (Haruki Murakami).

Enfin, «combien de temps», se demande Philip Roth, «l’homme peut-il passer à se rappeler le meilleur de l’enfance? Et s’il profitait du meilleur de la vieillesse? A moins que le meilleur de la vieillesse ne soit justement cette nostalgie du meilleur de l’enfance… »

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