Caractérologie de crise
Notes de confinement
Télétravail, «home-office»: d’aucuns se plaignent qu’il nous prive de la présence physique de nos camarades. D’aucuns. Ce n’est pas général. D’autres s’accommodent de leur confinement, celui des autres surtout, mais remarquent qu’il les gomme dans leur réalité: les visages s’estompent, les singularités aussi, les complexions psychologiques. Le bureau est un cirque, où toutes les espèces sont représentées, en supprimant le cirque on se souvient des singes mais on oublie leurs grimaces. Croit-on. Le télétravail, en réalité, agit comme un miroir grossissant. Whatsapp, la forme résiduelle de notre communication, peut apparaître comme un outil réducteur, mais jamais les collaborateurs ne se révèlent mieux qu’à travers ce flipper dont chaque hoquet les donne à voir dans leur inaltérable vérité.
Il y a le Grincheux, dont le pictogramme vous fait la gueule, et qui par son verbe rare signifie son agacement. Et il y a l’introverti, qui à chaque message diffusé («mais ça reste entre nous») craint de livrer son intimité. Il y a l’extraverti aussi, qui diffuse une photo de son bébé – il vous apparaît à 7h30 le matin, dans son jus. Moins intime mais aussi indiscret, le collègue qui en vidéo montre son salon.
Il y a le Dépressif («C’est glauque»), il y a l’anxieux («Tu as vu le chiffre des morts?»), l’hypocondriaque («J’ai toussé, je crois que je l’ai») et le Parano («C’est un coup des Chinois»). Et puis, comme en toutes circonstances, il y a le Philosophe définitif («De toute façon, on sera mort un jour»).
Etonnante est la fébrilité que chez certains collègues le télétravail provoque, on n’ose parler d’enthousiasme: on dirait «Koh-lanta», une aventure de télé-réalité, de survie informatique sur l'île Corona – l’enthousiasme peut culminer en crise mystique («C’est un miracle ce qu’on peut faire avec Internet»). D’autres sont plus réservés: constater que l’on peut réaliser un journal en savates démystifie le métier, et le directeur vous briefant dans sa cuisine fait choir la hiérarchie du mystère au trivial.
C’est le rapport à la hiérarchie d’ailleurs qui révèle les collègues avec acuité. On trouve le Rebelle, qui d’un «oui» laconique signifie qu’il a pris acte du commandement, «oui» mais pas plus, on n’est pas au garde-à-vous. Et à l’autre bout, le grand Zélé, le Soumis dévoué, qui salue la moindre suggestion comme une «très bonne idée», prenez dix Zélés ensemble et c’est un camp scout, flambée de ferveur, émotions et émoticones, cascade de pouces levés, rafales de «yep», de «yop» et de «top», on s'émerveille d'être si bon dans la crise.
Et puis, à l’autre bout encore, plus loin, il y a le Fayot. A qui un canal parallèle permet de flatter sans se mouiller, de dénoncer en discrétion, de se lâcher sans laisser de traces.
Et puis, encore plus loin, mais beaucoup plus loin, il y a le Disparu. Voilà une semaine qu’on lui adresse des messages et il n’y a pas de réponse, on croyait que c’était le Grincheux, mais non, c’est un Disparu, il n’est plus là.
Qui sait, d’ailleurs, en ce temps particulier, qui est où, qui est là et qui ne l’est pas, où est là et vice-versa.