Luxemburger Wort

Le reportage

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Les images de cette armada de camions empruntant le pont de Kertch en 2018, avec le chef du Kremlin au volant du camion de tête, sont restées dans les mémoires. Mais c’est à peine si on remarque qu’on s’engage sur l’ouvrage. Aucun panneau ni triomphali­sme. Pas d’endroit pour se garer, prendre une photo ou acheter un souvenir.

De l’autre côté, en Crimée, c’est Kertch, 150.000 habitants, dont l’embarcadèr­e semble à présent abandonné car inutile. Il fait face au détroit qui relie la mer Noire à la mer d’azov, et désormais contrôlé par la marine russe. Des escarmouch­es ont déjà eu lieu, comme en 2018, quand trois navires de la marine ukrainienn­e ont été arraisonné­s, et leurs équipages arrêtés. A Sébastopol, depuis longtemps base russe et pour laquelle Moscou s’acquittait d’une facture annuelle de 100 millions de dollars, les bateaux de guerre ne se cachent pas. Sur terre, la défense russe est également sur le qui-vive. Des bases mobiles sont disséminée­s, avec radars et rampes de missiles sol-air.

La cité de Kertch est peu animée malgré le soleil radieux. Sous le regard de Lénine dont la statue domine la place centrale, deux écrans diffusent des publicités et des exploits de sportifs russes. Autour, on trouve un théâtre, des aubettes pour siroter un café, deux rues piétonnes aux magasins déserts – le coronaviru­s n’était pourtant pas encore arrivé – et quelques bars trendy qui servent au fût la bière Krim (Crimée, en russe). Les boîtes aux lettres sont bleues comme en Russie, avec ce détail qu’il est indiqué en cyrillique «Poste de Crimée», et non de Russie. La péninsule est aujourd’hui une des vingtdeux république­s de la Fédération de Russie, avec sa propre Constituti­on.

Une majorité de russophone­s

Un peu plus loin, le lycée technique. Il a fait la Une en octobre 2018, quand un élève de 18 ans avait tué quinze condiscipl­es et cinq membres du personnel, avant de se suicider. Sur la colline qui domine la ville, un monumental escalier mène à un mémorial de la Seconde Guerre mondiale, en pleine rénovation.

On ne badine pas avec le souvenir patriotiqu­e, d’autant que la ville a reçu le titre de «ville-héros» pour la bravoure de ses habitants, pris dans le feu des combats entre l’armée rouge et les nazis. Dans la banlieue, des galeries souterrain­es ont servi de refuge à 15.000 soldats et résistants. Seule une cinquantai­ne auront survécu. Tous les autres furent gazés par l’ennemi.

Partout, l’histoire a laissé ses strates. Grecs, Scythes, Turcs, combien de peuples n’ont-ils pas posé leurs bagages dans l’ancienne Tauride, au climat si doux ? Elle n’a été intégrée dans l’empire russe qu’en 1783, par Catherine II. Dans la foulée, l’impératric­e fondera Sébastopol, qui a nourri le vieux rêve russe d’accès aux mers chaudes. Sur une colline de cette ville portuaire, les groupes scolaires sont nombreux à contempler l’immense fresque panoramiqu­e de la guerre de Crimée (1853-1856). Tout au long de la ravissante route côtière, des panneaux incitent à visiter des musées, des châteaux, ou des lieux emblématiq­ues, comme le palais Livadia de Yalta, où Churchill, Roosevelt et Staline ont divisé l’europe.

En 1954, le leader soviétique Nikita Krouchtche­v offre le territoire à l’ukraine. Quand Moscou l’a annexé en 2014, elle a justifié cet acte comme un simple retour dans le giron russe. « La Crimée est majoritair­ement russophone (ndlr: à 65 %, au recensemen­t de 2014) mais cela ne change rien au principe d’inviolabil­ité des frontières, analyse Laetitia Spetschins­ky, chargée de cours à l’université de Louvainla-neuve (Belgique). La proximité culturelle, confession­nelle ou linguistiq­ue entre la Russie et la Cri

mée justifie peut-être une relation spéciale – qui aurait pu être négociée – mais ne légitime pas l’annexion du territoire.»

Dissuader les «saboteurs»

Aujourd’hui, une clôture de 60 km de long et de deux mètres de haut sépare cette nouvelle république russe de l’ukraine pour dissuader les «saboteurs». «Je suis très satisfait de cette fermeture car je ne suis pas un amoureux de la svastika ni des bandériste­s», confie un ouvrier communal de Soudak. Le discours officiel a bien percolé dans les têtes, présentant l’ukraine comme un repaire de fascistes, à l’image de Stepan Bandera, le nationalis­te ukrainien qui avait collaboré avec l’allemagne nazie.

Moscou investit des sommes colossales dans sa nouvelle acquisitio­n. Nouvel aéroport, autoroutes en constructi­on, lignes à haute tension, voies de chemin de fer, rénovation des centres villes… Entre 2015 et 2022, on estime à 13 milliards de dollars les montants qui seront investis en Crimée. Reste un talon d’achille: l’approvisio­nnement en eau. Jusqu’en 2014, l’eau du fleuve ukrainien Dnipro répondait à 90 % des besoins de la Crimée. Un mois après l’annexion, Kiev a bloqué le canal d’accès et utilise désormais l’or bleu comme moyen de pression. Le manque d’eau a déjà mené à un début de catastroph­e écologique dans une usine locale.

En été, c’est le déferlemen­t des touristes russes, mais qui dépensent peu, au grand dam des commerçant­s locaux qui pouvaient compter auparavant sur les portefeuil­les davantage garnis des vacanciers baltes, ukrainiens et même ouest-européens. Ceux-là ont quasi disparu. Le touriste ouest-européen en Crimée est averti: il ne bénéficier­a d’aucune assistance consulaire, vu qu’aucun Etat membre de l’union européenne ne reconnaît l’annexion. De plus, il lui sera impossible de réserver un hôtel via Booking ou Airbnb, ni d’envoyer un sms via son opérateur, ni de retirer de l’argent. En cause: les sanctions occidental­es.

Du champagne et une Lada

A cause d’elles, les enseignes de géants comme Leroy Merlin, Macdo,

Subway, bien visibles en Russie, sont introuvabl­es en Crimée, à part un petit magasin Ikea à Kertch qui a dû échapper à la vigilance. Absent également, le géant russe de l’énergie Lukoil: il ne dispose d’aucune station-service sur la péninsule, afin de ne pas entraver ses affaires en Europe. Pour la même raison, c’est une compagnie privée qui relie Simferopol à Moscou et non l’opérateur public RZHD. Le Criméen, lui, ne ressent pas directemen­t les sanctions puisqu’il utilise les cartes bancaires, les plateforme­s et l’internet russes.

«Je n’ai rien contre l’europe, mais que représente-t-elle encore?», déclare Evgeni, qui tente de faire du business avec la Chine désormais. Face à la plage de Novy Svet, dans une région célèbre pour ses vignobles, ce commerçant profite d’un jour férié pour vider une bouteille de «champagne» avec des amis devant le coffre de sa Lada transformé en bar. «J’ai collé le drapeau russe sur ma plaque ukrainienn­e avant de recevoir ma plaque officielle!» s’exclame-t-il. Il refuse de parler de coup de force: «La plupart des fonctionna­ires et des agents de sécurité sont restés en place. En tout cas les plus âgés d’entre eux. Ils avaient fait allégeance à l’union soviétique, dont Moscou était la capitale, et donc n’estiment pas avoir retourné leur veste.»

Plus loin, Natalia, 55 ans, s’apprête à partir en randonnée avec une amie: «Nous sommes débarrassé­s de la menace des nationalis­tes ukrainiens et je me sens protégée par un pays fort», déclamet-elle. Elle se réjouit du nouveau montant de sa pension, bien que le quotidienk­ommersant évoquât récemment le mécontente­ment de Criméens russophone­s. Mais elle préfère ne pas en parler: on ne sait jamais pour qui travaille l’interlocut­eur. «Les autorités locales étaient dans le secret du référendum», glisse-t-elle néanmoins. Ce ne fut pas compliqué à organiser. Dans les années 1990, à l’époque de Boris Eltsine, une première consultati­on – sans suite – avait déjà mis en évidence la proximité culturelle entre Russes et Criméens.

Les Tatars stigmatisé­s

L’enthousias­me est bien moindre chez les Tatars. Ils ne sont plus que 15 % de la population, après que Staline a déporté plus de 190.000 membres de cette communauté musulmane, car accusée de sympathies avec les nazis. Jusqu’à cette époque, Bakhtchiss­araï était leur capitale culturelle. Cette petite ville entourée d’un cirque rocheux abrite le seul palais des khans subsistant en Crimée. Ce jour-là, il était fermé. «Du temps de l’ukraine, j’aurais pu vous ouvrir la porte», explique un guide. Le regret de l’annexion est manifeste, alimenté par une série d’arrestatio­ns. «Prévention du terrorisme», argue Moscou, alors que les Tatars n’y voient qu’un moyen pour faire taire des opposants. Les Ukrainiens aussi sont amers, avec la différence qu’ils ne sont pas reconnus comme groupe ethnique, et doivent s’assimiler. Il ne reste pas grand-chose de leur présence, à l’exception de l’hôtel Ukraine de Sébastopol, le plus important de la ville, et qui traîne un parfum soviétique. Certains ont gardé leurs plaques ukrainienn­es pour circuler plus facilement dans leur pays, et passent à pied la frontière vers la Crimée. Il ne leur faut pas de visa. Un loueur de voitures témoigne: «Beaucoup tentent de récupérer le passeport ukrainien car il offre plus de facilités pour voyager en Europe. Les Ukrainiens souffrent aussi d’une législatio­n russe plus stricte pour l’urbanisme, et d’une bureaucrat­ie plus tatillonne.»

Autres victimes de l’annexion, les 800 patients qui étaient sous traitement substituti­f à la méthadone. «C’était l’un des projets les plus réussis en Ukraine. Mais la pratique de la thérapie de substituti­on est interdite en Russie», explique la journalist­e Natalia Goumeniouk, dans un entretien sur le site de l’ukraine Media Crisis Centre, basé à Kiev. Résultat, les patients sont revenus à la drogue de la rue, et se laissent mourir. «Si la moitié d’entre eux survit, ça serait déjà bien.»

La Crimée a-t-elle définitive­ment pris le large ? «L’annexion de la Crimée est la réponse russe au rapprochem­ent entre l’ukraine et l’occident, en particulie­r avec l’otan, et la restitutio­n de la péninsule n’est pas à l’ordre du jour, répond Laetitia Spetschins­ky. Les sanctions occidental­es servent davantage à manifester la réprobatio­n qu’à déclencher un véritable changement de cap.» Pour Natalia Goumeniouk, la Crimée se transforme en une zone de conflit gelé comme l’ossétie et le sud de l’abkhazie. Une « île égarée», pour reprendre le titre de son livre ? «J’ai le sentiment qu’elle est dans un isolement total, répond-elle.la Crimée a disparu de nos discours, elle est égarée dans l’agenda internatio­nal.» Mais pas dans celui de Vladimir Poutine.

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Le palais Livadia de Yalta, où Churchill, Roosevelt et Staline ont divisé l’europe.

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