Gaston Carré au pays des eaux plates
On relira avec délectation le portrait savoureusement épicé du caractère «autochtone» que l'éditorialiste du 4 juin a réussi à glisser (malgré la tempérance qui lui est coutumière) entre les lignes d'un pavé qu'il a flanqué avec malice dans la mare de l'indolence conformiste du Luxembourg et du Luxembourgeois. Le luxe embourgeoiserait-il à ce point qu'on n'oserait plus s'exprimer ni surtout formuler de pensée incisive?
Si le luxembourgeois n'est sûrement pas la langue incapable de conjuguer le verbe «aimer», comme on a essayé de nous le faire croire, sa phraséologie populaire («mach ewéi d'leit ...») révèle en revanche un penchant pour ainsi dire pathologique à encaisser jusqu'à l'inadmissible, à se draper dans l'indifférence, à éviter à tout prix de faire le moindre bruit, sauf bien entendu l'éclatante exception du déferlement infernal de l'arrogance cylindrée.
Ainsi donc, Gaston Carré se montre stupéfait devant les eaux plates dans lesquelles naviguait le vaisseau de la BNL alors même que les remous suscités par le remplacement du capitaine dépassèrent sensiblement l'échelle de la tempête dans un verre d'eau. Au pays où «l'impératif suprême est de ne pas faire de bruit» (quand il n'émane pas d'un moteur à explosion, répétons-le!), l'aphasie acquiert un statut de vertu cardinale. Mais silence: on n'apprendra rien sur cette subtile alchimie capable de commuer la vraie sagesse, celle de la tonique «sapientia» romaine, en suivisme régressif et en béate subordination.
Avec l'éditorialiste, on ne peut que regretter l'éviction d'un nom au seul motif qu'il «a déjà servi». De là à sonner la fin de règne du népotisme, de tous les cousinages et copinages, on peut trouver que le clairon crie sa victoire un rien hâtivement. Toujours est-il que le «nom», à défaut du prénom, continue à se prévaloir, avec une régularité quasi horlogère, d'emprunter le tapis rouge (pâle) conduisant sans encombre au coeur idéel de ce journal même. Si ce «nom» a par ailleurs pu embarrasser, cela se conçoit, mais pas au point tout de même de crier à l'ostracisme.
La «peur des vagues»! Que les habitants d'un pays si peu maritime aient contracté la phobie des eaux tumultueuses, cela peut se comprendre. Risquons toutefois, au-delà de ce clin d'oeil, une hypothèse qui me paraît au moins potentiellement explicative: si les «aiguilleurs» des pages ouvertes au public dans notre presse se montraient moins tatillons face à ce qui émeut ses lecteurs, moins frileux face à leurs modes expressifs, moins pusillanimes aussi face à tout ce qui est susceptible de «faire du bruit», peut-être cela servirait-il d'anxiolytique dans les eaux agitées tout en sauvegardant une frange importante de nos concitoyens à plonger leur prose dans les eaux troubles des réseaux (a)sociaux.
Pierre Gerges,
Pontpierre
Ceci est une réaction à l’éditorial «La peur des vagues» du 4 juin 2020.