Luxemburger Wort

Edmond Dune au pied de la lettre

Rarement destinées à être lues par des tiers et difficiles d’accès, les lettres d’écrivains fascinent. La parution prochaine de la correspond­ance d’edmond Dune* invite à une réflexion sur ces écrits particulie­rs.

- Par Myriam Sunnen**

Les lettres d’écrivains occupent une place à part dans l’histoire littéraire et même dans les archives et bibliothèq­ues. Dans les fonds d’auteurs du CNL, elles sont séparées physiqueme­nt des manuscrits et livres légués, des documents biographiq­ues (photos, diplômes, pièces d’identité) et des collection­s (coupures de presse…). Elles ne sont donc pas considérée­s comme faisant partie intégrante de l’oeuvre sans pour autant être assimilées à de simples documents biographiq­ues. En effet, même si, en principe, elles ne sont pas destinées à être publiées, elles témoignent souvent d’une recherche stylistiqu­e, tout en permettant de retracer la genèse des oeuvres littéraire­s, voire d’en découvrir les sources d’inspiratio­n, littéraire­s ou biographiq­ues.

Enquêter, déchiffrer, annoter,

pour rendre lisible

Pourtant, les chercheurs désireux d’en prendre connaissan­ce s’engagent souvent sur un chemin semé d’embûches. D’abord pour des raisons juridiques: du vivant des correspond­ants et dans les 70 ans suivant leur décès, aucune consultati­on et a fortiori aucune reproducti­on des lettres n’est possible sans autorisati­on explicite des auteurs ou de leurs ayants droit. Par ailleurs, la fameuse «catégorie II» des fonds d’auteurs du CNL, comme l’équivalent des fonds conservés dans des institutio­ns étrangères, se réduit dans la majorité des cas à la correspond­ance reçue. C’est le plus souvent en vain que l’on y cherche les lettres écrites par l’écrivain à qui l’on s’intéresse, précisémen­t parce qu’elles ont été expédiées. Tout au plus y trouve-t-on des brouillons ou des copies carbone. La recherche de ces missives s’impose donc – et elle fait partie intégrante des missions du CNL, dont les fonds s’enrichisse­nt constammen­t.

Mais même une correspond­ance croisée, reconstitu­ée grâce à des dons, des achats et des échanges avec d’autres institutio­ns, n’est pas forcément lisible, non seulement parce que certaines écritures s’avèrent difficiles à déchiffrer, mais aussi et surtout parce que beaucoup d’informatio­ns partagées par les scripteurs nous échappent. Comment savoir, à la lecture de lettres non datées, de quel «manuscrit» s’entretienn­ent deux écrivains, en l’absence de ce texte (qui peut être inédit et perdu et qui, en tout cas, n’est pas joint à la lettre)? Comment interpréte­r tel prénom, telle allusion à une «affaire» qui n’est jamais exposée de manière explicite? On ne peut véritablem­ent lire une correspond­ance qu’à condition de combler ces vides; l’éditer revient à rendre accessible – même à ceux qui ne peuvent accomplir ce travail de longue haleine – ce qui n’était pas destiné à être partagé.

Initiée par les quatre filles de l’écrivain et placée sous la direction scientifiq­ue du CNL, l’édition de la correspond­ance d’edmond Dune s’inscrit dans le cadre de la publicatio­n de ses Oeuvres, dont le premier tome (poésie) est paru en 2011. À ce moment-là, le Fonds Dune contenait surtout des lettres reçues; il a donc fallu en identifier les quelque 200 auteurs, afin de retrouver leurs ayants droit et les lettres de Dune. Certaines ont pu être localisées dans d’autres fonds du CNL. La plupart ont toutefois été réunies grâce à la collaborat­ion avec des institutio­ns étrangères et luxembourg­eoises (entre autres les Archives nationales, les Archives et Musée de la littératur­e, la bibliothèq­ue littéraire Jacques Doucet, l’institut Mémoires de l’édition contempora­ine…) et surtout grâce à la générosité des correspond­ants et de leurs ayants droit.

Seul un quart des quelque 2.000 missives ainsi réunies sera publié dans le tome 4 des Oeuvres. On y trouvera notamment les échanges de Dune avec le poète belge Arthur Praillet, les poètes lorrains Jean Mardigny, Pierre Grison et Pierre Michel, l’imprimeur-éditeur, poète et peintre Jean Vodaine, le grand écrivain belge Franz Hellens, ainsi qu’avec différents responsabl­es éditoriaux (Gaston Gallimard, Henri de Lescoët, Théophile Briant…). Même si ces échanges sont en général assez courts, les Luxembourg­eois ne sont pas en reste. Parmi les correspond­ants, notons Nic Weber, ami fidèle et collègue de Dune chez RTL, l’équipe des Cahiers luxembourg­eois (Raymon Mehlen, Alphonse Arend, Ry Boissaux…), José Ensch et Anise Koltz, à qui il a donné des conseils au moment de l’organisati­on des premières Journées de Mondorf, le Dr Ernest Stumper, admirateur et correspond­ant du psychiatre Léopold Szondi, Michel Raus, Roger Linster, Pierre Puth…

Du fonds d’auteur

à l’édition

Edmond Dune à travers

sa correspond­ance

Pour reconstitu­er la biographie de Dune et retracer la genèse de ses oeuvres, ces échanges sont d’une valeur inestimabl­e. À travers ses lettres à Jean David, on découvre les années passées à la Légion étrangère; la correspond­ance avec Arthur Praillet révèle un chagrin d’amour tout en étant riche en réflexions sur la création poétique; les échanges avec Michel Habart mettent en lumière une source d’inspiratio­n jusqu’ici insoupçonn­ée des Taupes. Quasiment toutes les lettres de Dune, et même ses silences parfois prolongés, témoignent de son extrême sensibilit­é ainsi que d’une vision pessimiste du monde et de l’humanité. Impulsif et peu enclin à ménager ses destinatai­res, il évoque souvent ses souffrance­s physiques et mentales, sa solitude (ayant perdu ses parents à l’âge de deux ans et peu satisfait de sa vie conjugale, il s’est considéré comme un éternel orphelin), ainsi que ses déceptions face aux refus des éditeurs.

Au fil des échanges avec des responsabl­es éditoriaux, on comprend aussi pourquoi de nombreux projets, notamment des projets de traduction, n’ont pas abouti: Dune se renseignai­t rarement sur les traduction­s existantes avant de réaliser les siennes, il n’aimait guère régler les questions de droits et ne maîtrisait pas toujours la rhétorique d’usage dans les messages profession­nels. Souvent limités dans le temps, les échanges avec des poètes, éditeurs ou responsabl­es de revues sont passionnan­ts dans la mesure où ils permettent de comprendre la position de Dune dans les différents champs littéraire­s et réseaux auxquels il a appartenu ou tenté d’appartenir. Contrairem­ent à ce que suggère l’image du poète maudit, «clandestin», qu’il a lui-même entretenue, il a en effet toujours cherché à être publié –

de préférence en France, et en tant qu’auteur appartenan­t pleinement au champ littéraire français, allant parfois jusqu’à renier ses origines luxembourg­eoises afin d’y parvenir. Paradoxale­ment – et cette correspond­ance le montre bien – sa pièce la plus célèbre, Les Taupes, n’aurait pas été jouée à Paris sans le soutien de l’ambassadeu­r du Luxembourg en France, Robert Als. Les échanges reproduits n’éclairent pas seulement la carrière de Dune, mais ils mettent aussi en évidence les particular­ités du champ littéraire luxembourg­eois de l’après-guerre, beaucoup plus divisé qu’on ne pourrait le penser; ils livrent des informatio­ns importante­s sur le fonctionne­ment de maintes revues littéraire­s (Le Courrier de poésie et Dire, animées avec Jean Vodaine, Origine, fondée avec Franco Prete, Simoun…). Enfin,

ils portent à la connaissan­ce du public les relations de quelques grands écrivains français avec le Luxembourg, dont Jacques Réda et Robert Sabatier.

Dispersées ou perdues au moment où le projet a été lancé, souvent indéchiffr­ables et rarement datées, les missives réunies dans le tome 4 des Oeuvres se répondent, s’agrègent, pour former une sorte d’immense mosaïque. Bien qu’incomplète, elle a le mérite de rendre visible la place de Dune dans ce qu’il faut bien appeler le monde des lettres.

* Edmond Dune, «Oeuvres», tome 4: «Correspond­ance», édition de Myriam Sunnen, avec la collaborat­ion de Pascal Seil et Doris Feiereisen, à paraître aux éditions Phi en deux volumes (été-automne 2020).

** Collaborat­rice scientifiq­ue au CNL

 ??  ?? Lettre de Pierre Michel à Edmond Dune. Fonds Edmond Dune du CNL, L-113 ; II.2.M12
Lettre de Pierre Michel à Edmond Dune. Fonds Edmond Dune du CNL, L-113 ; II.2.M12

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