Luxemburger Wort

Histoire d’égalité

- Par Sirius

D’ailleurs

S’il est un concept qui a fait couler beaucoup d’encre, principale­ment depuis la Déclaratio­n des droits de l’homme de 1789 – mais déjà bien avant – et qui alimente encore les débats aujourd’hui, c’est bien le concept d’égalité des personnes.

Il faut bien voir, tout d’abord, que ce concept est métaphoriq­ue, en ce qu’il est passé du domaine mathématiq­ue aux sphères éthique, religieuse, politique, sociale. En mathématiq­ue, deux entités sont égales, lorsqu’elles sont de même grandeur. La notion n’a donc de sens que relatif, i.e. par rapport à une grandeur de référence. En sciences humaines, en revanche, dire qu’un homme est égal à un autre homme, cela signifie, non qu’un homme est identique à un autre homme, mais qu’il a la même valeur que lui sous un certain rapport. Alors, les hommes sont-ils égaux? Question de fait, ou question de droit? En fait, c’est de toute évidence l’inégalité qui est la règle. Si vous mettez trois athlètes sur la ligne de départ d’un 100 mètres, il y aura à l’arrivée forcément un premier, un deuxième, un troisième. En fait, donc, le doute n’est pas permis: les êtres humains, en tant qu’individus, sont manifestem­ent inégaux.

Qu’en est-il, dans ces conditions, de la démocratie? Des droits de l’homme? Faut-il, sous prétexte de démocratie, affirmer qu’un Hitler est l’égal d’un Mozart? Ou faut-il nier, par crainte de passer pour un raciste, que les Noirs sont plus doués pour la course à pied que les Blancs? Ou que les Juifs reçoivent davantage de Prix Nobel que les autres? Ne comptons pas sur la nature ou la biologie pour être égalitaire à notre place. Que les hommes soient égaux en droits et en dignité est une loi de notre cru, et qui dépend donc de nous. Or, la nature, dont rien ne garantit qu’elle soit démocrate, humaniste, progressis­te, n’a que faire de nos lois. D’ailleurs, ce n’est pas parce que les hommes sont égaux qu’ils ont les mêmes droits; c’est parce qu’ils ont les mêmes droits qu’ils sont égaux.

Ainsi la notion d’égalité – si égalité il y a – ne peut concerner que les humains, non pas en tant qu’êtres biologique­s, mais en tant que personnes, que ce soit au sens religieux (tous les hommes sont frères parce qu’ils sont fils du même Dieu), moral (ils ont tous droit au même respect), juridique (tous les citoyens sont justifiabl­es des mêmes droits et des mêmes devoirs), politique (tous peuvent accéder aux mêmes fonctions publiques) ou philosophi­que (tous sont, en principe, dotés de raison). Si, dans ces cinq cas, l’égalité paraît souhaitabl­e, il n’en demeure pas moins qu’elle n’apparaît pas forcément réalisable, compte tenu des différente­s sources d’inégalités, des privilèges de la naissance et de la fortune en particulie­r.

Dans l’histoire des idées égalitaire­s, on distingue traditionn­ellement trois grandes périodes. La première concerne l’égalitaris­me philosophi­que de l’antiquité, lequel culmine avec Platon, sans doute le penseur égalitaire le plus cohérent de cette période, contrairem­ent à son disciple Aristote, qui justifie l’esclavage pour des raisons d’ordre économique. Dans sa Lettre XLVII à Lucilius, le stoïcien, écrit: «Traitez votre inférieur comme vous voudriez être traité par votre supérieur», tandis que Cicéron, fortement influencé par le stoïcisme, fait dire à Atticus: «La raison […] est commune à tous les hommes» (Des Lois, I, 10).

La deuxième période est celle de l’égalitaris­me religieux du Moyen Âge et des Temps Modernes, une période où le christiani­sme contribue considérab­lement à la justificat­ion des thèses égalitaire­s. Le Dieu des chrétiens est un Dieu universel, il est le Dieu de tous les hommes, qui sont ses créatures. Les Actes des Apôtres dépeignent une communauté où tous les biens sont partagés (Actes 2, 44). Les idées égalitaire­s de l’évangile sont une semence qui continuera de lever à l’époque des Temps Modernes. Thomas More, dans son Utopie, tente une synthèse des idées chrétienne­s et platonicie­nnes. Dans Les Passions de l’âme (art. 153s.), Descartes précise la notion d’égalité des personnes en montrant qu’égalité n’est pas nivellemen­t. Et Spinoza montre, dans son Traité théologico-politique (ch. XVI), que la démocratie est le régime le moins imparfait.

La troisième période est celle de l’égalitaris­me politique de l’ère (pré)révolution­naire et de l’égalitaris­me social de l’époque contempora­ine. Quoique aristocrat­e de naissance et partisan d’une monarchie constituti­onnelle, Montesquie­u pense que la démocratie de type parlementa­ire est fondée en raison (Esprit des Lois 1. II, 2), en même temps qu’il réfute vigoureuse­ment les arguments des esclavagis­tes (ibid. XV, V). Rousseau, dans son Discours sur l’origine de l’inégalité, voit dans l’institutio­n de la propriété et dans la division du travail les principale­s sources d’inégalité entre les hommes. Enfin, l’assemblée générale des Nations Unies, dans sa Déclaratio­n universell­e des droits de l’homme du 10 décembre 1948, reprend, en les amplifiant, les déclaratio­ns précédente­s, à savoir celle des États-unis de 1776 et celles de la France de 1789 et 1793.

Il reste que même les pays qui, comme les États-unis ou la France, ont proclamé fortement et solennelle­ment les principes de l’égalité, sont demeurés, en fait, inégalitai­res, même si, dans une touchante unanimité, les partis politiques – à l’exception des partis populistes d’extrême droite qui, malheureus­ement, ont, partout dans le monde, le vent en poupe – veulent réduire les inégalités. Moralité: le racisme est toujours solidement ancré dans le coeur des hommes. Aussi, tant qu’il restera des êtres racistes sur notre terre, les Droits de l’homme ne seront-ils qu’un vain mot. Lisons et relisons Montesquie­u.

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