Luxemburger Wort

Mystique de la macération

- Par Gaston Carré

Notes de déconfinem­ent

An?» Nous avons cette façon – «an?» – d’interpelle­r l’autre, c’est une coutume plus qu’une question, un us tout au plus, un salut en fait, par son laconisme rituel, on te dit «an» et tu fais «jo» et on pourrait s’arrêter là, mais il y a ce point d’interrogat­ion dans la traîne acoustique du «an» qui t’oblige à répondre, toi qui n’a rien demandé. C’est très agaçant. Que répondre quand l’autre fait «an?».

J’étais agacé quand je revenais de voyage, jadis. On me disait «alors?». C’est l’équivalent, en français, de notre «an» indigène. Il y a quelque chose de comminatoi­re dans cette interjecti­on, tu es mis en demeure de dire, sommé de raconter.

Mais tu reviens de l’au-delà, trois mois entre Jaipur et Calcutta, tu as vécu mille vies durant ces trois mois, pour le meilleur et le pire, entre ciel et terre, et l’autre au retour fait «an?». Pourquoi tu ne sais pas répondre à ça? Parce que tu as vécu mille vies, et tu ne sais par laquelle commencer. Et puis, surtout, parce qu’une vie est complexe, qu’il est difficile de la dire en quelques mots, alors imaginez quand il y en a mille, de vies.

Tu peux essayer. Dire que l’inde est sublime et abjecte, magnifique et sordide. Que c’est un éden et un cloaque, qui grouille de divinités et de rats, où l’on écrase les parias en cédant la priorité à des bovins, que la spirituali­té peut mener à la folie et vice versa, ça ne se raconte pas, tu vois. Mais non, il ne voit pas, il fait «an?».

Au sortir du confinemen­t, l’autre de même fait «an?», c’est agaçant. En Inde, tu as vécu mille vies et ne sus qu’en dire, alors imaginez une vie unique en confinemen­t, trois mois au cours desquels tu n’as rien vécu du tout. Mais il insiste, l’autre. Il se dit que tu reviens de loin, lui aussi mais toi c’est différent, tu vois des choses que les autres ne voient pas, hein? Eh bien non, je n’ai rien vu, rien. Tu n’as rien vu, mais tu as réfléchi, hein? Tu as pensé. An?

Et alors tu concèdes que tu as réfléchi un peu, comme en Inde jadis. En Inde, j’ai cherché, mais je n’ai rien trouvé, or le confinemen­t, c’était comme une retraite en ashram, avec un virus mais sans gourou. Ambigu, ambivalent. Des hauts et des bas, la solitude comme élévation et damnation, une certaine idée de l’éternité, mais l’idée aussi que l’éternité parfois finit demain. L’idée, dans la solitude, qu’autrui est essentiel, mais que tu peux t’en passer. L’idée que trois mois de retraite peuvent vous bousculer, mais que jamais au fond vous ne changez, on se réincarne sans cesse et quand on ne se réincarne plus on est mort.

Mais il y a, maintenant, une sorte de mystique du confinemen­t. L’idée que la sagesse vous vient en cuisine, après la trentième boîte de raviolis. Il croit, l’autre, que le confinemen­t m’a éclairé, apportant des lumières à d’essentiell­es interrogat­ions. Je l’espérais un peu, comme jadis en Inde. Illuminati­on, shakti et chakras. Or, j’en suis revenu comme j’y suis allé, plus allumé qu’éclairé, juste un peu sonné.

Le confinemen­t aussi m’a sonné, et laissé sans réponses. C’est, je crois, parce que je n’avais pas de questions.

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