Luxemburger Wort

L’explorateu­r de l’invisible

L’oeuvre de Paul Klee est comme une biographie peinte et dessinée. L’artiste de renommée mondiale est mort il y a 80 ans.

- Par Alain Bohler

Un voyage dans l’univers insolite de Paul Klee (1879-1940) peut se révéler d’autant plus fascinant, lorsqu’il se fait avec un guide avéré, qui de plus se trouve être le peintre lui-même. Car, celui qu’on se plaît à qualifier d’artiste-intellectu­el ou encore de peintre-poète, au cheminemen­t hors du commun, pourrait au détour bien nous échapper, même quatre-vingts ans après sa disparitio­n.

Bien sûr, il y a essentiell­ement ses peintures, aquarelles, gravures et dessins, plus de quatorze mille, surtout de petit format, fruit d’une activité débordante, répartie sur une quarantain­e d’années. Une création parlante, qui a quelque peu subi malgré elle l’influence de courants hétérogène­s. Klee semble inclassabl­e: ni fauve, ni cubiste, ni expression­niste, ni surréalist­e, ni figuratif, ni abstrait, mais peut-être bien tout cela à la fois.

Et puis, il y a ses écrits manuscrits, tout aussi prolifique­s: journal intime¹, tenu conscienci­eusement, vaste échange de correspond­ance avec son épouse Lily, notes de cours et conférence­s. Des milliers de pages, permettant toutes de mieux saisir sa personnali­té, d’aller au plus profond de son oeuvre, qui au demeurant reste néanmoins fort mystérieus­e. Aussi, Klee exprime-t-il le souhait que tous ses textes soient publiés après sa mort. Son fils Félix s’en est chargé dans les années cinquante, tout en insistant sur le caractère énigmatiqu­e de sa création artistique. Bon nombre d’experts, novices ou artistes, sont également ébahis par cette buée de mystère qui plane sur son oeuvre effarante.

Parmi eux, l’artiste luxembourg­eois Théo Kerg (1909-1993), qui est son élève à l’académie des Beaux-arts de Düsseldorf. Dans une lettre² tout à fait émouvante, il décrit sa toute première rencontre, fort mémorable, avec le maître. Il en brosse un portrait très réaliste et témoigne par là en quoi réside la spécificit­é de son art. «J’ai été très ému par cette première rencontre, saisie et décalée. ( …) Deux mondes sont entrés en collision en moi, celui que j’avais rencontré et que je m’étais avéré faux, dépassé, fatigué, évidé, artificiel, sans vie, sans poésie; l’autre qui s’est ouvert devant moi, jeune, nerveux, vivant, dangereux, énigmatiqu­e, agité, sarcastiqu­e, spirituel.»

Plus récemment, Etel Adnan (*1925) se dit quant à elle toujours éprise par l’esprit sibyllin si caractéris­tique de son oeuvre. D’ailleurs en juin 2019, lors d’une rétrospect­ive³ au Mudam consacrée à cette peintre libanaise contempora­ine réputée, plusieurs oeuvres de Paul Klee côtoyaient les siennes. Et Etel Adnan toujours d’affirmer: «Ses toiles me mettent dans un état extatique.» Il provoque donc continuell­ement l’émerveille­ment, avec des moyens en somme assez simples mais gorgés d’une poésie abondante, d’une subtilité étonnante.

Lorsque Paul Klee naît le 18 décembre 1879 à Münchenbuc­hsee près de Berne, son chemin semble tout tracé. Ses parents, tous deux musiciens profession­nels, le destinent à suivre leurs pas. Enfant, il est élevé dans le goût de la musique et joue du violon, passion qui va l’accompagne­r sa vie durant. En même temps, il commence à faire des dessins minutieux, à écrire de petits poèmes. Arrivé à l’adolescenc­e, s’opère une véritable révolte intérieure et sans pour autant délaisser la musique, il s’oriente brièvement vers la sculpture pour se tourner assez vite vers la peinture. Ses études le mènent à l’académie des Beaux-arts de Munich; il fréquente les classes de Heinrich Knirr et de Franz Stuck.

Plus tard il notera dans son journal que la musique est son «amante» alors que «la peinture est ma déesse au parfum d’huile que j’embrasse tout simplement parce qu’elle est mon épouse.» Ainsi, son oeuvre picturale va constammen­t être teintée de lyrisme, résultant de l’engouement pour la musique. Dans bon nombre de ses créations se retrouvent d’ailleurs des allusions musicales, visibles et cachées, tels le rythme, la structure, l’écho. Certaines peuvent même être interprété­es comme des partitions. Plusieurs de ses personnage­s mis en scène dans ses tableaux, sont même tirés d’opéras ou encore de la mythologie. Parallèlem­ent, il considère que la peinture doit se lire comme un livre, alors qu’il est nécessaire pour le peintre de se faire poète et même philosophe, dont la quête doit porter en définitive sur l’infini et sur des questionne­ments intérieurs. Parfois au dos ou alors carrément sur le tableau même, il aime aussi à écrire quelques vers de sa compositio­n. Le peintre et poète Henri Michaux (18991984), affirmait: «Chaque titre de ses tableaux est un poème en raccourci.»

Dès 1906, Paul Klee commence à exposer ses oeuvres, figurative­s et plutôt classiques, sans rencontrer de grand succès. C’est l’époque où il commence à voyager et à découvrir les grands maîtres de la Renaissanc­e, de l’impression­nisme et ses contempora­ins. L’année 1909 marque un premier tournant dans son oeuvre, après avoir repéré Paul Cézanne, qu’il considère comme son «maître par excellence». Il nourrit alors une nouvelle ambition, celle de se distancer de l’art du passé. Après avoir fait la connaissan­ce de Kandinsky, Macke et Delaunay, il se rapproche de la peinture abstraite, pour se joindre en 1912 au groupe expression­niste avant-gardiste «Der blaue Reiter». A Paris il découvre Braque, Picasso et le cubisme, ce qui l’incite à jouer davantage encore avec les formes, où le motif initial disparaît petit à petit au profit d’une perception synthétisé­e. Il aime la vérité des images, produites à partir de formes changeante­s de l’apparence subjective.

Paul Klee est progressiv­ement inspiré par la force dépouillée des dessins d’enfants et notamment ceux de son jeune fils Félix, aussi par ceux d’aliénés. Il est pris d’une frénésie pour les marionnett­es. Il ne devient pas magicien, mais plus précisémen­t une sorte de prestidigi­tateur, comme le notera plus tard un de ses élèves. Son voyage en Tunisie en 1914 va être hautement déterminan­t. Il apprend à jouer avec les couleurs translucid­es, qu’il avait du mal à cerner jusqu’alors. Il se met à l’aquarelle, en utilisant des coloris fragiles et se laisse éblouir par la lumière. C’est la révélation: «La couleur a pris possession de moi. Elle me possède maintenant pour toujours, elle et moi sommes unis à jamais. Je suis peintre.»

Allemand par son père, il est enrôlé pendant la Première Guerre mondiale. Il peut néanmoins continuer à peindre et même exposer à Berlin où il rencontre un grand succès, succès qui désormais ne va plus le lâcher. Pour sûr, l’après-guerre devient à tous les égards synonyme de plein épanouisse­ment: il assume son choix en renonçant à l’abstractio­n, lui reprochant un manque évident de poésie. En 1922 Klee est appelé au «Bauhaus» par Walter Gropius. Dans cet institut des arts décoratifs et industriel­s d’un genre inédit, où se côtoient architecte­s, peintres, designers, artisans et photograph­es, il enseigne la théorie des couleurs et s’y fait remarquer par ses conférence­s. Il démontre comment les formes naissent progressiv­ement, suggérées à partir d’un sujet réel ou imaginaire: «C’est la nature elle-même qui crée par l’intermédia­ire de l’artiste.»

En même temps, sa peinture devient de plus en plus intuitive avant de devenir méditative, voire mystique, connaissan­t également une production effrénée, au détriment de l’enseigneme­nt. Il vit une «période archaïsant­e», tournée vers les grandes civilisati­ons antiques. Il est influencé par l’art du tissage, la mosaïque byzantine, les arabesques, les arts premiers, les signes primitifs… C’est l’époque des «carrés magiques». De 1931 à 1933 Paul Klee est professeur à l’académie des Beaux-arts de Düsseldorf. Soupçonné d’être juif, sa peinture étant de surcroît perçue comme décadente, cataloguée quelques années plus tard comme «art dégénéré», il se fait renvoyer par la nouvelle direction d’orientatio­n nationale-socialiste. Klee se réfugie à ce moment-là en Suisse, où une maladie de la peau implacable vient le surprendre. Dès 1935 il présente les signes précurseur­s d’une scléroderm­ie, qui devient partiellem­ent invalidant­e. A partir de ce moment sa création artistique devient boulimique, notamment en 1939 où il réalise en une année plus de 1.200 oeuvres. Il subit l’influence de Miró et de Max Ernst; il rencontre Picasso.

Au cours des derniers mois de sa vie, son oeuvre reflète la souffrance intérieure et physique. Il devient le peintre de l’angoisse, en contrecarr­ant la terreur par des oeuvres simples. Il dessine des personnage­s stylisés, schématisé­s, filiformes, des bonshommes allumettes. Sentant venir la fin, il élabore un plan pour la postériori­té: Il veut laisser une image épurée de soi et de son talent. Pour cela il prend soin de détruire des oeuvres qu’il croit ne pas lui correspond­re. La monographi­e rédigée par son confident et ami Will Grohmann connaît-elle aussi l’évincement de faits qui le dérangent. Même le choix de l’épitaphe de sa sépulture au cimetière de Berne n’est pas laissé au hasard. Son dévolu tombe sur l’une de ses citations, publiées dans le catalogue de son exposition à Munich en 1920: «Ici-bas, je suis insaisissa­ble. Car je vis aussi bien parmi les morts que parmi les âmes à naître. Un peu plus près du coeur de la création que l’ordinaire. Et pourtant, bien trop loin encore.»4 L’image de la mort s’impose à lui avec de plus en plus d’insistance jusqu’au 29 juin 1940 où il s’éteint à Locarno.

Musicien, poète et peintre

Un style «sui generis»

L’épitaphe en soi est déjà parlante: Il se voyait et voulait être vu comme un artiste, dont les oeuvres ne sont pas de ce monde. Dès 1901 il note dans son journal: «Je suis Dieu. Tant de divin s’est entassé en moi que je ne peux mourir». Et l’année suivante il annonce son programme: «Je suis mon propre style. (…) Je projette en surface, c’est-à-dire que l’essentiel doit toujours

devenir visible, quand même ce serait impossible dans la nature dont la structure ne s’y prête pas.» Sa peinture parle par conséquent un propre langage, singulier, déconcerta­nt, parfois un langage métaphysiq­ue. Il faut contempler ses tableaux, les déchiffrer, s’en imprégner, et avant tout prendre le temps pour les laisser s’exprimer. Angela Lampe, éminente spécialist­e de Klee, précise à juste titre: «Ses oeuvres sont à comprendre comme un jeu, qui signale la tentative de dire l’indicible malgré l’inaptitude fondamenta­le à le faire. Il interroge les moyens que lui donne l’art d’atteindre ses aspiration­s.» Et cela lui réussit fort bien. Il fixe d’abord des règles pour pouvoir mieux les déjouer ensuite. Au départ tout est à la fois réfléchi et intuitif. A commencer par les différents supports, parfois nobles tels le tissu et la toile ou quelconque­s, avec du carton, papier, papier-journal. Il brise de surcroît les convenance­s en peignant avec une plume ou en dessinant avec un pinceau, mêlant encore peinture avec craie, plâtre ou colle. Cela est vrai, notamment pour ses portraits. Comme l’aime à le souligner Michael Baumgartne­r, qui longtemps a été directeur du «Zentrum Paul Klee»5 de Berne: «Son objectif n’est pas de peindre un personnage mais une émotion. Au départ il aime assembler des formes géométriqu­es simples, après avoir déstructur­é l’anatomie initiale.»

C’est notamment le cas pour Senecio toile des plus célèbres peinte en 1922. Botaniste passionné, disposant d’un herbier subséquent, il observe, s’inspire également de ses plantes et fleurs, les dissèque, les déstructur­e volontaire­ment pour les recréer en forme synthétisé­e. Tout est donc pensé, ordonné, partout. Ultime preuve: chaque fois qu’il termine une de ses oeuvres, il la répertorie dans un inventaire. Par une annotation méthodolog­ique, il attribue à chaque peinture un numéro et aussi une lettre: «A» signifiant création imaginaire, «B» création d’après nature. Et celles qui ne sont pas destinées à la vente se voient en plus attribuer un «SK» (Sonderklas­se)!

Assurément, le mythe Paul Klee existe. Mis en scène au départ par le peintre lui-même, il ne cesse de se forger. Manfred Clemenz, éminent sociologue et historien de l’art, a récemment publié une biographie­6, où il le présente toutefois sous un angle nuancé, plus humain, mettant côte à côte le génie et son vécu tragique méconnu. Sa réputation n’en pâtit pas pour autant. Aujourd’hui, Paul Klee est toujours en vogue7 et sur tous les fronts. S’il est inclassabl­e, il est aussi indémodabl­e car son art ne laisse guère de place pour une interpréta­tion suggestive.

Paul Klee, Tagebücher I-IV, 1898-1918, Felix Klee, Dumont Schauberg Verlag, 1956

Lettre de Théo Kerg à sa mère, le 6 mars 1958 dans «Théo Kerg 1909-1993: Vie et oeuvre, une chronologi­e», Carlo Kerg, 2017

Voir LW du 9.8.2019

„Diesseitig bin ich gar nicht fassbar. Denn ich wohne grad so gut bei den Toten, wie bei den Ungeborene­n. Etwas näher dem Herzen der Schöpfung als üblich. Und noch lange nicht nahe genug.“

Musée, archives, centre de recherche www.zpk.org

Der Mythos Paul Klee: Eine biographis­che und kulturgesc­hichtliche Untersuchu­ng, Manfred Clemenz, Böhlau Verlag 2016

Exposition­s en 2020:

Jenseits von Lachen und Weinen. Klee, Chaplin, Sonderegge­r, Zentrum Paul Klee, Bern jusqu’au 6.9.2020, www.zpk.org

Klee in Nordafrika, Museum Berggruen, Berlin, 1.-26.7.2020, www.smb.museum

Paul Klee, peindre la musique, Bassins de Lumières, Bordeaux, jusqu’au 3.1.2021, www.bassins-lumieres.com

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